Sommaire
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Le mode indicatif dans l'Ethique de Spinoza:
une étude de la question de l'obvie dans le discours spinoziste
"A la lecture de Spinoza on est saisi du même sentiment qu'à l'aspect de la grande Nature dans son plus vivant repos: une forêt de pensées, hautes comme le ciel, dont la cime ondoyante se couvre de fleurs, tandis qu'elles poussent dans la terre éternelle des racines inébranlables."
Heinrich Heine
"indicatif : ling. Système de formes verbales dont l'emploi convient pour présenter un procès comme purement assertif. (L'indicatif est le mode non-marqué, définissant le statut de base de la phrase)...
... Enfin, l'indicatif a pour propriété d'affirmer l'existence de la réalité. En effet, les phrases qui comportent un indicatif ont une valeur de vérité; elles peuvent être dites vraies ou fausses: il pleut/il ne pleut pas."
Grand Larousse universel
L'étude que nous nous proposons de mener ne se veut pas aride et pointilleuse comme son sujet pourrait le faire croire; il ne doit pas s'agir de l'étude d'un point précis de grammaire dans l'Ethique, ni d'une stricte étude stylistique. Nous entendons par mode indicatif le langage lui-même dans sa plus grande simplicité: quand il présente un fait passé présent ou futur comme une vérité objective; à part pour les phrases conditionnelles il a les même fonctions en latin qu'en français: l'indicatif est le mode du fait. Ceci nous permettra de travailler sur une traduction nouvellement parue de l'Ethique [1] et, le cas échéant, de faire référence au texte latin. Dans ce travail nous voulons étudier Spinoza tel qu'il se lit, tel qu'il se découvre et aussi tel qu'il se traduit. Spinoza a écrit comme Euclide "qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et parfaitement intelligibles" et qui "est aisément explicable pour tous et en toutes langues" (Traité théologico-politique (TTP), chap.7, p. 727, La Pléiade), dans une langue qui d'une certaine manière se propose d'elle même à la traduction; et la citation de Heinrich Heine que nous avons mis en exergue est une invitation à faire de l'Ethique une lecture fertile.
Nous nous servirons du mode indicatif tel qu'on le trouve utilisé dans le texte de L'Ethique comme d'une notion particulière, ni française ni latine, comme d'une idée pour faire une certaine étude de l'Ethique et pour proposer un certain éclairage sur le système spinoziste: cette idée du mode indicatif vise en effet directement une caractéristique essentielle du spinozisme. Ce "système d'affirmations" comme dit Deleuze, cette axiomatique, se donne à voir dans le langage par de très nombreux indicatifs, surtout dans les Définitions et dans les Axiomes, mais aussi dans les Propositions, les Démonstrations et les Scolies. L'affirmation spinoziste est un indicatif, et l'Ethique se construit peu à peu par des indicatifs. Mais nous ne voulons pas faire une étude de la forme spinoziste, qui négligerait le contenu philosophique: l'indicatif est pour nous le mode éthique. Il est dans le langage la puissance et la liberté associée à la nécessité; son utilisation a une valeur philosophique.
Ce travail sera aussi pour nous l'occasion de nous interroger sur le statut ambigu du langage - du langage mais pas de l'expression, de l'exprimé plutôt - dans l'Ethique et dans le spinozisme. Nous voulons questionner un présupposé implicite au système spinoziste qui laisse, ou qui donne au langage la capacité de dire le vrai. Cette simplicité originale du langage et cette force qui lui est conférée nous semblent être exceptionnelles dans la philosophie moderne et remarquables à ce titre; dans ce travail nous ne parlerons pas tant de "système" que de "logos"; la capacité de dire, d'affirmer, parallèlement à celle de comprendre, nous semble constituer toute la spécificité de Spinoza, ce ton qui lui est propre, et tout son intérêt. C'est par là que Spinoza nous a séduit et que ses idées sont devenues les nôtres
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I. "( habemus enim ideam veram)"; au principe d'une apophantique, le Traité de la Réforme de l'Entendement (TRE)
Nous nous proposons dans cette première partie de faire une courte étude de différents emplois du mode indicatif dans le Traité de la réforme de l'entendement, le Tractatus de intellectus emendatione. En fait d'étude, c'est plutôt d'une écoute qu'il s'agirait, et du moyen de nous exercer l'oreille à ce que nous appellerons plus tard le ton indicatif. On peut en effet d'ors et déjà trouver dans le TRE cette particularité dont l'Ethique est le développement: un certain poids des mots, une rencontre entre "logos" et vérité dont le mode indicatif et le vecteur immédiat et irréfléchi. Ce qui fait selon nous la particularité essentielle du spinozisme est déjà présent dans le TRE, non pas à l'état d'ébauche, mais comme un élément déjà cohérent en soi qui demandera à être développé, consolidé et enrichi dans une Ethique qui porte encore à ce moment le nom de "Philosophie".
Nous allons tout d'abord étudier dans cette partie la manière dont Spinoza prend la parole au début du TRE. Le Traité de la réforme de l'entendement a en effet la particularité, pour une œuvre philosophique, de présenter deux moments: un moment non-philosophique et un moment philosophique. Spinoza va faire allusion à sa vie passée et au difficultés qu'il a rencontrées; il va nous présenter les solutions qu'il a trouvé pour résoudre ces difficultés, solutions qui consistent en une réforme - une "cure" de l'entendement. Mais il va nous proposer ces solutions du point de vue de celui qui les a déjà appliquées et mises en œuvre, c'est à dire avec un point de vue rétrospectif sur ses difficultés: son "je" est un nouveau "je".
1) Le renouvellement du "je"
Nous allons prendre en compte le premier paragraphe du traité, qui est un court récit à divers temps de l'indicatif passé; c'est l'ébauche d'une autobiographie à propos de laquelle divers détails seront donnés ultérieurement. Nous pouvons déjà remarquer que le mode indicatif se prête obligatoirement à tout récit autobiographique, comme mode du fait passé. La méthode autobiographique c'est la sincérité. On aime quelquefois à dire comment nulle autobiographie ne peut être sincère: mais la sincérité est inhérente au projet d'écrire sur soi. On aime à dire qu'à plus forte raison une autobiographie ne peut jamais être exacte: mais l'exactitude, même menteuse, est la matière même de toute autobiographie. Aussi, loin d'affirmer qu'on ne peut jamais dire la vérité sur soi, il faudrait affirmer au contraire qu'on ne peut jamais rien dire d'autre que la vérité sur soi; et la vérité d'une autobiographie se construit par delà les manœuvres et les apprêts d'un style, malgré l'auteur lui même. Cependant ces questions de style et d'apprêts ne comptent pas pour Spinoza. Un certain laconisme prévient le roman et la vérité est laissée dans le texte seule, face à elle même:
"Quand l'expérience m'eut appris que tous les évènements ordinaires de la vie sont vains et futiles, voyant que tout ce qui était pour moi cause ou objet de crainte ne contenait rien de bon ni de mauvais en soi, mais seulement dans la mesure où l'âme en était émue, je me décidai en fin de compte à rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la jouissance d'une joie suprême et incessante."[2]
Si nous portons notre attention sur la première ligne de ce paragraphe nous serons tout de suite frappés par l'absence de la première personne du singulier comme sujet. Le premier "je" n'apparaît que plus loin dans le texte, plus tôt d'ailleurs dans le texte latin que dans la traduction française. Il reste que cette curieuse autobiographie ne met pas de "je" en avant. Elle élimine tout de suite le "je" non réflexif de l'expérience courante, qu'à vrai dire Spinoza ne nous fera jamais connaître. Le "je" sujet du TRE, qui apparaît peu après dans le texte est déjà un nouveau "je", un "je" qui se décide ("constitui" dans le texte latin). Le ton du "je" dans le TRE n'est pas le ton d'une simple subjectivité; ce "je" n'est pas un héros de roman, mais le sujet d'une expérience réflexive et déterminante. Pourquoi ne pas mettre en regard le début d'une autobiographie célèbre, celle de Jean-Jacques Rousseau qui commence ainsi ses Confessions:
"Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple...."?
Ici, la première personne du singulier est mise en avant et proposée d' une manière immédiate qui exclut toute remise en cause; elle se donne pleine et entière comme le seul sujet d'un livre. Ce roman au style autobiographique qu'est A la recherche du temps perdu commence également par un "je" sujet dont on suivra la trace pendant toute l'œuvre ("Longtemps je me suis couché de bonne heure"). Dans le TRE, par contre, le "je" ne se présente pas comme la matière dont le discours sera fait: il s'introduit d'emblée avec un certain recul. En effet il apparaît bien dès la première ligne mais sous la forme d'un pronom personnel qui n'est que le complément d'objet du premier sujet apparent; et ce premier sujet apparent, c'est une troisième personne du singulier: "experientiam". Ce mot "expérience" est vraiment très frappant car il est en lui même une sorte de résumé d'autobiographie.
L'autobiographie spinoziste commence par un résumé d'autobiographie: "Postquam me experientiam docuit..." On voit que d'entrée de jeu le champ est laissé libre à autre chose qu'une autobiographie. Dans le TRE nous sommes en présence d'une autobiographie particulière, d'une autobiographie philosophique. Spinoza ne se pose pas en sujet tout-puissant, il apparaît en retrait dans son propre texte; il prend d'emblée un tour objectif. Son "je" passé, son "je" passif, nous ne le connaîtrons jamais et il ne sera jamais le sujet de sa réflexion. Le "je" spinoziste est un nouveau "je" qui s'est constitué dans une décision et dans une rupture. Il n'est pas tourné vers le passé mais vers le futur (voit-on beaucoup d'autobiographies tournées vers le futur?), vers un nouveau but extrême et parfaitement déterminé, désigné dès la fin de ce premier paragraphe, "la jouissance d'une joie
suprême et incessante". On ne peut qu'être frappé de la rapidité avec laquelle Spinoza en arrive à poser ce nouveau but par lequel le TRE, et mieux encore, l'Ethique sera orientée. Il est allé très rapidement là où il voulait arriver, en coupant court à travers roman et subjectivisme.
L'expérience est donc le premier sujet d'une phrase spinoziste et d'une œuvre dans laquelle le philosophe se révèle comme tel; priorité a été donnée par Spinoza, dans son autobiographie même, à un sujet impersonnel: non pas "mon expérience", mais "l'expérience". Cette expérience qui oriente Spinoza vers une nouvelle recherche est déjà philosophiquement qualifiée. Elle est déjà un acquis pour la philosophie; c'est ainsi que le "je" qui apparaît dans le TRE n'est pas un "je" courant mais un "je" de philosophe. Mais il y a autre chose que l'on peut remarquer à propos de ce tout début du TRE: la forme "me Experientiam docuit" est une structure prédicative qui se présente comme une affirmation objective; nous avons vu la place secondaire qu'y prend le pronom personnel; le sujet en est une troisième personne du singulier. Spinoza dégage dans cette subordonnée la structure de l'objectivité, c'est à dire la structure de l'affirmation par un sujet d'une relation entre deux objets, relation dont il s'exclut, du type "ceci fait cela" ou "ceci est cela".
Cette structure prédicative représente en elle même un acquis car elle est celle de la science: l'objectivité scientifique est donnée comme possible dès le tout début du TRE. Le "je" du TRE est donc un nouveau "je" qui par une expérience et par un certain rétablissement de perspective a gagné une dimension objective. Il a pour ainsi dire gagné le droit de se décentrer de lui même; de se connaître comme objet et pas seulement comme sujet. Nous allons voir comment s'affirme au cours du TRE un ton objectif, et quel rôle ce ton joue-t-il dans la réforme, ou la purification plutôt, de l'entendement.
2) "habemus enim ideam veram"
Le but vers lequel le philosophe doit tendre a donc été donné, et décrit comme une joie suprême et incessante. Pour accéder à ce "summum bonum" Spinoza nous propose une méthode de recherche du vrai. Il fait en effet de la connaissance la racine de notre félicité ou de notre malheur: nous sommes heureux selon ce que nous pouvons connaître en vérité. Nous irons donc au bien par le vrai et comme pour vivre bien, il faut penser bien, il faut exercer l'entendement à penser bien, c'est à dire à penser vrai. Spinoza recense alors quatre modes de perception qui étaient utilisés jusqu'à présent pour "affirmer ou nier avec certitude" quelque chose de quelque chose, et il découvre que "seul le quatrième mode comprend l'essence adéquate de la chose": le quatrième mode est la perception par laquelle "la chose est perçue par sa seule essence ou par la connaissance de sa cause prochaine". Pour la recherche que nous voulons mener "il faudra donc beaucoup s'en servir".
Mais ce mode de perception est le plus rare de tous, et le plus difficile à atteindre. Comment l'atteindrons nous? Par la pratique, peu à peu, comme un forgeron apprend peu à peu son métier. Car bien que ce quatrième mode soit difficile à atteindre nous n'en sommes pas irrémédiablement éloignés. Nous l'avons en nous, et nous avons aussi en nous la capacité de le pratiquer. Nous utiliserons certains "instruments naturels", certaines "forces innées" de l'entendement. La réforme est un processus naturel. L'entendement guérit d'autant mieux, semble-t-il, qu'il guérit de lui même. Il y a en lui une partie saine que nous devons d'abord reconnaître, ensuite favoriser et faire se développer. Or cette force innée de l'entendement c'est la capacité à former des idées vraies; l'instrument naturel à partir duquel on doit travailler à réformer l'entendement, c'est l'idée vraie.
Mais il y a une critique qui pourrait être opposée à ce raisonnement, et que Spinoza relève: c'est que d'un non-forgeron on ne fait pas un forgeron, et que d'un ignorant on ne fait pas un sage. Ce passage à l'acte d'une potentialité est injustifiable. Il ne se comprend que par un changement du même au même. Spinoza répond en proposant une sorte de généalogie naturelle des capacités et des connaissances. Le vrai n'est pas là où on ne le trouve pas; le vrai est un déjà-là, un toujours-là. Il s'agit de le reconnaître comme vrai et de le distinguer, comme de reconnaître le fait qu'on peut devenir forgeron et le fait qu'on peut devenir sage. C'est parce qu'on a imaginé d'abord une séparation irréductible entre deux états, comme forgeron et non-forgeron, sage et ignorant, qu'on ne peut plus ensuite imaginer de liaison entre eux. Mais nous touchons là à un point très important du spinozisme, où celui-ci se révèle en apportant ses réponses: le quatrième mode est un fait qui a à être reconnu; en effet l'entendement a la capacité de former des idées vraies et mieux encore "(habemus enim ideam veram)"[3] -"(car nous avons une idée vraie)".[4]
Cette phrase est fondamentale dans le cours du traité; simple, à l'indicatif, elle associe un sujet à un prédicat. Aussi anodine qu'elle puisse paraître, elle représente une révolution aussi essentielle, un commencement aussi radical que le "je me décidai en fin de compte" du premier paragraphe, car elle libère la possibilité même de l'affirmation. Elle nous dit que nous pouvons savoir et affirmer ce savoir. Phrase pivot du TRE, elle organise en deux branches ce qui fut, et ce qui sera. Elle est une rupture par rapport aux difficultés du passé et une ouverture vers de nouvelles possibilités, aussi importante qu'anodine. Remarquons tout d'abord la manière dont elle apparaît dans le texte: elle est mise entre parenthèses au milieu d'une autre phrase à laquelle elle se rapporte de manière incidente. Elle est là pour expliciter quelque chose qui n'avait pas nécessairement à être explicité: "Idea vera" ou "L'idée vraie"; elle est toute dans ce "enim", dans ce "car", qui ne dit rien au fond, sinon qu'il souligne l'idée vraie dans sa seule légitimité qui est son existence dans l'intellect.
Cette remarque n'est même pas une phrase à part entière; elle est mise à l'écart du raisonnement et ne semble rien apporter de nouveau dans ce même raisonnement. Son verbe, "habere", est conjugué à la première personne du pluriel de l'indicatif présent, et elle nous dit que nous sommes d'ors et déjà en possession de l'instrument inné qui nous rendra capables de connaître les chose
s le mieux possible, par le quatrième mode de connaissance; nous avons une idée vraie, nous sommes une puissance de vérité: cette phrase anodine, blanche, nous révèle à nous mêmes comme puissances de vérité: un "fiat", soit, mais un "fiat" à l'indicatif, un "est".
On peut peut-être ajouter que le fait que cette phrase apparaisse dans le texte entre des parenthèses est révélateur du statut que Spinoza donne à l'idée vraie: l'idée vraie ne se confond pas avec son idéat; elle n'est pas prise dans la même durée que lui; elle n'est pas une nouvelle en soi, elle est une possibilité récurrente et perdurante de la pensée et du discours et c'est pourquoi elle a, dans le discours, cette place particulière et anodine.
Cette phrase entre parenthèses représente elle aussi une "constitution", une décision, mais d'une autre sorte que la constitution personnelle du "je me décidai"; elle se place à un autre niveau: la première décision est marquée par un effort et un arrachement; elle est personnelle, c'est à dire qu'elle est le fait d'une subjectivité qui ne peut pas rendre parfaitement compte de ses actes; elle est historique aussi, c'est à dire qu'elle se situe à un moment précis du temps; elle est inaugurale enfin, mais pas décisive. Toute autre est l'affirmation selon laquelle nous avons une idée vraie, qui nous fait passer la frontière du vrai et nous dépose en lui.
Ce deuxième tournant du TRE est le véritable début de l'Ethique. C'est le moment où Spinoza nous fait remarquer, de la manière la plus cursive qui soit, que nous sommes déjà d'emblée en partie dans le vrai - et nous y sommes au pluriel car à ce niveau la première personne du singulier n'a plus cours.
Selon André Mattéi, cité dans le livre de Jean Lacroix Spinoza et le problème du salut"la philosophie selon Spinoza est recherche dans la vérité." Avec "(habemus enim...)", c'est en effet "dans la vérité que Spinoza nous installe. Et il nous y installe parce que nous y sommes déjà: il ne s'agit que de le comprendre et de le réaliser. C'est une deuxième avancée, plus fondamentale que celle représentée par le "je me décidai en fin de compte". Du philosophe qui n'était philosophe que par une décision personnelle on passe à la philosophie, c'est à dire en un lieu où les décisions personnelles n'ont plus cours. Il faut souligner que l'on passe alors de la première personne du singulier à la première personne du pluriel, de "je" à "nous". Ce "nous" sera fondamental dans l'Ethique. Il indique déjà qu'on est passé à un niveau intersubjectif, sinon objectif. Il faut remarquer aussi l'emploi du temps présent, qui signifie ici l'intemporalité. Cette nouvelle fondation est fondation du toujours fondé.
Voilà l'indicatif tel que nous le retrouverons au fil de l'Ethique; aussi discret qu'essentiel, il est la condition et la trace de l'objectivité. C'est le modèle de cette phrase simple, anodine, incidente, que nous voulons suivre dans notre future lecture de l'Ethique. Il ne s'agit pas de confondre le niveau de l'entendement et celui du langage. Il s'agit d'étudier comment la vérité se dit dans le langage et de discerner une symétrie entre idée simple, idée vraie et phrase simple, phrase vraie. Il s'agit de souligner la beauté d'un langage qui, sans illusion aucune sur ses faiblesses peut porter une philosophie et une sagesse. Et quand bien même il irait alors contre son propre penchant et contre son propre style, comment il peut dire le vrai. Nous voulons étudier un langage en tant qu'il peut dire le vrai, un "logos apophantikos" selon Aristote: un "discours dans lequel réside le vrai et le faux", un discours qui soit une proposition:
"Pourtant tout discours n'est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside le vrai et le faux, ce qui n'arrive pas dans tous les cas: ainsi la prière est un discours, mais elle n'est ni vraie ni fausse. Laissons de côté les autres genres de discours: leur examen est plutôt l'?ìuvre de la Rhétorique ou de la Poétique. C'est la proposition que nous avons à considérer pour le moment." Organon, 17a. Et l'Ethique n'est elle pas une suite de "propositions"?
II. L'Ethique, un système indicatif
Nous voudrions étudier dans cette deuxième partie les rapports qu'entretient le mode indicatif avec chacun des trois genres de connaissance définis dans le scolie II de la proposition 40 de la deuxième partie de l'Ethique. Le mode indicatif, dans la phrase spinoziste, sert le plus souvent à formuler une connaissance ou plutôt une idée vraie; appartient-il en propre à la philosophie? Appartient-il seulement à un langage accepté et utilisé d'emblée par la philosophie? On verra qu'il a à exprimer toute affirmation et toute forme de connaissance; mais son rôle varie selon qu'il est employé à la première personne du singulier, à la troisième personne du singulier ou à la première personne du pluriel; employé avec la première personne du singulier il à poser des définitions et à rappeler le cours de la démonstration; il a alors un rôle inchoatif et transitif; employé avec les autres personnes il a plutôt un rôle doctrinal.
Dans cette partie nous partons du présupposé que chaque genre de connaissance est en même temps une manière de se dire lui-même. Nous pourrions nous justifier en disant simplement que nous sommes en face d'un texte. Mais nous aimerions aussi rappeler un passage du TRE où Spinoza définit l'idée comme l'accord d'un sujet et d'un prédicat: "...car si, par hasard, nous disons que des hommes sont brusquement transformés en bêtes, nous le disons d'une façon très générale et il n'y a dans notre esprit aucun concept, aucune idée, c'est à dire l'accord d'un sujet et d'un prédicat." TRE, Pléiade, p. 123. Rappelons aussi qu'à la proposition 49, EII, Spinoza dit que l'idée, en tant qu'elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation. Et une affirmation ou une négation, c'est toujours une proposition, soit négative, soit affirmative. Chacun des trois genres de connaissance peut donc s'affirmer, de manière plus ou moins juste, par des idées plus ou moins adéquates.
Que voulons nous dire en présentant l'Ethique comme un système indicatif ? Nous voulons dire que l'Ethique est une transparence qui s'établit peu à peu à travers un ensemble de propositions et d'affirmations à l'indicatif. Ce n'est pas l'indicatif qui s'érige en système; il serait plutôt un élément dont le système se constitue. Nous voudrions souligner l'importance qu'a dans le système
spinoziste l'indication, la désignation, le faire voir ou le faire entendre. Nous voulons remarquer que dans le langage le spinozisme trouve un instrument naturel essentiel à sa visée.
Nous avons maintenant à étudier comment le mode indicatif dit-il chacun des trois genres de connaissance et s'il se rapporte de préférence à l'un d'entre eux.
1) Le mode indicatif et le premier genre de connaissance
"De tout ce qu'on vient de dire, il ressort clairement que nous percevons de nombreuses choses et que nous formons des notions universelles de plusieurs façons:
1. A partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d'une manière mutilée, confuse, et sans ordre valable pour l'entendement. C'est pourquoi j'ai l'habitude d'appeler ces perceptions: connaissance par expérience vague.
2. A partir de signes, quand, par exemple, après avoir lu ou entendu certains mots, nous nous souvenons des choses et nous en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les objets. Ces deux façons de saisir les choses, je les appellerai désormais connaissance du premier genre, opinion ou Imagination". EII, Prop.40, Sc.II.
Nous pouvons remarquer qu'il y a un certain paradoxe à ce que le genre le moins parfait de perception que conçoive Spinoza soit déjà, et à part entière, un genre de "connaissance". L' "Imagination" est un genre de "connaissance". C'est le même paradoxe qui fait qu'il peut y avoir un langage au niveau du premier genre; et ce n'est autre que le langage courant, imaginatif, véhicule des opinions. Mais ce sur quoi Spinoza insiste le plus, c'est le caractère indirect de ces perceptions et de ces imaginations. Les choses singulières nous sont représentées "par les sens"; les idées sont formées à partir de "signes" et de "mots".
Dans cette sorte de perception il y a toujours un écart entre l'entendement, faculté de former des idées vraies, et la chose. Les idées conçues ne le sont pas à partir de choses présentes elles mêmes; le premier genre de connaissance n'est le domaine de l'affirmation, mais plutôt celui de la présomption. Avec ce genre de connaissance on n'aura jamais les moyens de ce qu'on affirme. La critique que fait Spinoza de cette connaissance incomplète contient aussi une critique explicite du langage. Le langage est en effet spontanément l'instrument et le milieu de la connaissance du premier genre. La formation de ces "notions universelles" vagues et inexactes, caractéristique de ce genre, se fait dans le langage et pour le langage - pour le langage courant du moins.
Toute la fin de l'appendice de la partie I présente cette critique du langage quand celui-ci a partie liée avec l'Imagination. Et n'est-ce pas une critique radicale du langage, une critique qui le vise à sa racine? La formation de "notions universelles" approximatives n'est-elle pas la formation même de tout langage? Le langage est un système de "signes" et de "mots", et il se reçoit et se transmet par les sens; comme le mode indicatif est le statut de base de tout langage, comme il est l'essentiel de tout langage, il tombe sous les mêmes critiques. Dans le langage courant, constitué en système de désignation, le mode indicatif est fondamental: c'est le mode qui fait signe; l'indicatif est un faire signe. Il est donc foncièrement extérieur et trompeur; c'est le mode même du langage, et c'est le mode même de l'illusion et de l'erreur.
En effet le langage n'est pas originairement un instrument rationnel de communication. Il a plutôt à conforter une société dans ses préjugés, à former ces notions que tout le monde accepte et que personne ne comprend (le Bien, le Mal, l'Ordre, la Confusion, la Laideur - Appendice, EI). Dans une telle société on se paye de mots et la discussion est tout de suite empêchée et faussée: "Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'étonner (....) que ce soient élevées toutes les controverses que nous connaissons et d'où, finalement, est né le Scepticisme."; Le Scepticisme, voilà l'ennemi désigné; ennemi autant philosophique que politique qui se sert du langage imaginatif pour asseoir les préjugés qui fondent la société. D'autant plus les controverses seront vives, et indécidables, d'autant plus ces préjugés seront bien assis: sans pouvoir se mettre d'accord sur ce qu'on entend par Bien et par Mal, "on appellera Bien ce qui est utile à la santé et au culte de Dieu et Mal ce qui lui est contraire".
Chacun voudra donner son avis sur le sens à donner aux mots, et personne ne pourra comprendre l'avis de l'autre. Le langage courant, qui est le langage en général, est un effet un langage du "je", ou plutôt des "je". L'indicatif employé dans le langage courant est un indicatif subjectif. La notion même de signe, d'indication, est une notion subjective, comme le montre le deuxième chapitre du Traité théologico-politique. Le signe est destiné à une seule personne: il ne peut pas être compris d'une seule façon, objectivement, c'est à dire qu'il ne peut jamais être la cause d'une idée adéquate. On ne peut pas s'accorder en raison sur son sens. Dans une société de signes l'incommunicabilité des subjectivités et la tolérance réciproque qu'elles sont tenues d'avoir les unes envers les autres, comme au fond elles se reconnaissent toutes égales, font une opinion très cohérente et très soumise. Dans une telle société, on ne connaît pas le débat. Chacun crie son avis en pure perte, sans souci de le confronter à d'autres. Les "controverses" font un spectacle inoffensif, d'autant plus vaines qu'elles sont bruyantes. Spinoza pense-t-il alors à la multiplication des sectes dans la Hollande de son siècle?
Le mode indicatif est présent dans le langage des passions et de l'imagination. Mais il est présent dans le vacarme et la confusion, dans un "j'ai raison" qui n'est jamais entendu et toujours contredit. Il suscite un accord dans une secte ou dans une autre, parce qu'on en fait un article de foi quelconque. Il n'est jamais à l'?ìuvre dans une affirmation véritable. Dans le langage imaginatif il est donc présent mais vide de sens; il y est vide de lui même, il ne sert à rien.
2) Le mode indicatif et le deuxième genre de connaissance
"....3 Et enfin, du fait que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses. J'appellerai Raison et connaissance du second genre cette façon de saisir les choses."
Nous allons retrouver avec le deuxième genre de connaissance le mode indicatif employé de la même manière que dans l'exemple tiré du TRE, "(habemus enim ideam veram)". Le second genre de connaissance est en effet le passage des "notions universelles" aux "notions communes". Il est aussi le genre de connaissance à partir duquel l'Ethique peut s'écrire. Or "(habemus enim ideam veram)" est l'expression d
'une idée adéquate et d'une notion commune: chacun de nous a une idée vraie. Le TRE nous a donc fait entrer dans la connaissance du deuxième genre; c'est pour exprimer le deuxième genre de connaissance que le mode indicatif est le plus utile. Le langage du deuxième genre de connaissance devient logos, c'est à dire Raison. Le vacarme des opinions cesse alors pour laisser la place à la possibilité de confronter les choses entre elles:
"Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans la partie et dans le tout ne peut être conçu qu'adéquatement."EII, Prop.38; puis:
"Il suit de là qu'il existe certaines idées, autrement dit certaines notions communes à tous les hommes; car tous les corps s'accordent en certaines choses qui doivent être perçues par tous d'une manière adéquate, c'est à dire claire et distincte." Prop. 38, corollaire.
Nous nous trouvons là au cœur méthodologique de l'Ethique car cette proposition décrit la possibilité d'une écriture et d'une lecture de l'Ethique. L'ensemble des propositions de l'Ethique est commandé méthodologiquement par les trois propositions 38, 39, et 40. En effet la matière de l'Ethique est la connaissance du deuxième genre. Cette connaissance est le premier effort et le premier résultat de la philosophie; c'est à partir d'elle qu'on nous présente le niveau de l'imagination et de la passivité, et c'est aussi à partir d'elle que peut se développer la connaissance du troisième genre. Elle est au niveau du logos et elle constitue le logos comme Raison: elle est le langage au meilleur sens du terme, quand il permet la communication. Dans ce langage le mode indicatif joue un rôle essentiel: c'est lui qui dans la proposition désigne et affirme. Il exprime l'objectivité et la vérité de la proposition. Nous pouvons noter que le "(habemus enim ideam veram)" du TRE a son correspondant dans l'Ethique:
"Celui qui a une idée vraie, sait en même temps qu'il a une idée vraie et il ne peut douter de la vérité de sa connaissance." EII, Prop.43.
Cette proposition 43 est en effet le développement de l'idée du TRE sur la possession réflexive - et naturelle - de l'idée vraie; elle lui répond en l'amplifiant et en l'appliquant à chacun. Elle comporte aussi trois verbes affirmatifs, à l'indicatif, qui, en se complétant et en se répondant réciproquement, posent une véritable clarté de la pensée et du texte. "(habemus enim ideam veram)" était une phrase banale, presque courante, à laquelle on ne pensait pas à prêter attention. Cette proposition 43 est au contraire excessivement spinoziste.
Le mode indicatif permet la constitution d'un langage assez objectif pour être entendu et partagé par tous. La pratique d'un tel langage est essentielle à la formation des "notions communes". Le mode indicatif permet la communication et le partage des notions communes. Celles-ci sont en quelque sorte elles-mêmes des indicatifs, car elles sont aussi des idées adéquates, des affirmations réflexives. Elles se désignent elles mêmes à l'indicatif comme existantes et comme notions communes. Elles sont des champs d'expérience communs à tous, universels et elles sont en elles-mêmes des communications. On peut dire en effet que la communication est une communauté, une participation: le langage est un bien commun à tous ceux qui sont doués de raison et il se réalise quand lui-même il devient Raison. On peut alors comprendre l'importance de la première personne du pluriel dans l'Ethique: ce "nous", dont nous avions déjà remarqué l'apparition dans le TRE, représente l'unification de la communauté des hommes dans la Raison et dans un langage de la Raison. Le "logos" est une idée plurielle et participative. Le mode indicatif est ici essentiel car il exprime cette immédiateté du langage à lui-même (de la Raison à elle-même) dans la connaissance du second genre.
C'est donc la Raison que désigne l'indicatif qui court dans l'Ethique et que nous voulons découvrir comme une armature discrète du livre, comme un leitmotiv à la fois formel et essentiel: formel parce qu'il appartient au langage et à la grammaire, essentiel parce qu'il désigne la Raison et la seule possibilité de communication. C'est alors, quand il exprime le deuxième genre de connaissance, que le mode indicatif se trouve chargé de lui même; c'est alors qu'il devient une puissance affirmative. Il n'est plus exclusivement commandé par un "je" ou même par des "je" agrégés, mais par un "nous" et par un "il". Son progrès, les domaines qu'il décrit, sont gagnés par la transparence et par la Raison. Raison et transparence sont ici équivalents; la Raison est une transparence qui gagne et qui se dit à l'indicatif. Mais nous avons quand même à faire remarquer quelque chose quant à la place qu'occupe alorsl'indicatif: nous avons dit que les idées adéquates étaient des indicatifs; on sait ce que signifie pour Spinoza l'adéquation d'une idée: l'adéquation d'une idée ne se confond pas avec sa vérité mais est un critère de justesse intrinsèque; de même, si l'idée adéquate est un indicatif (une lumière) l'indicatif ne se caractérisera pas par sa vérité mais par une certaine clarté intrinsèque. Ce qui se dit alors à l'indicatif n'est pas un contenu, et n'est pas autre chose que l'indicatif lui-même comme possibilité d'une communication. L'indicatif n'a pas de portée réaliste et il représente plutôt l'adéquation du langage que sa teneur. Cela ne veut pas dire qu'il n'exprime pas de vérités, mais au contraire qu'il peut les exprimer toutes. Il est la forme même de la vérité, dans laquelle tout ses contenus peuvent se dire.
Le langage de l'Ethique se constitue par un passage du particulier au général. L'affirmation dans l'Ethique consiste en une généralisation conceptuellement éclairante. L'indicatif est cette affirmation et cette généralisation. Il n'est plus seulement un mode grammatical parmi d'autres, il est une transparence du texte.
3) Le mode indicatif et le troisième genre de connaissance
"Outre ces deux genres de connaissance, il en existe un troisième, comme je le montrerai plus loin, et que nous appellerons la Science intuitive. Ce genre de connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses."
Le troisième genre de connaissance mérite plus que les deux autres son appellation de genre de "connaissance". Nous avons vu que le premier genre est surtout une source de méconnaissances et de méprises. Il n'a au fond de "connaissance" que le nom, comme le cercle dont les rayons ne sont pas tous égaux entre eux n'a de cercle que le nom (EII, Prop. 47, Scolie). Ceci d'ailleurs n'est pas sans poser
de problèmes quant à la valeur des mots pour Spinoza et quant à la place du langage dans l'Ethique. En admettant que le premier genre de connaissance mérite son nom par métaphore, il reste que le deuxième genre ne mérite pas lui non plus exactement son nom. Nous ne revenons pas sur le fait qu'il représente une rupture stricte avec le premier genre; mais c'est peut être justement parce qu'il a encore trop à œuvrer à cette rupture qu'il ne peut pas se tourner entièrement vers la connaissance. Le deuxième genre de connaissance, c'est à dire la raison, est à la fois le remède aux illusions nées de l'Imagination et la propédeutique à une connaissance proprement philosophique.
Le deuxième genre de connaissance est essentiellement médiatique. Il est discursif, instrumental, c'est à dire qu'il ne représente pas le résultat de ses efforts; enfin il ne fait acquérir que des connaissances abstraites. C'est le troisième genre de connaissance qui mérite pleinement et entièrement son nom. C'est lui qui oriente l'Ethique, qui lui donne son sens, et c'est lui aussi qui commande l'écriture de l'Ethique. Si l'on peut dire que l'Ethique est écrite en général au second genre, elle n'est pas pensée, pas voulue à ce même niveau. Son texte, son discours, sa matière et peut-être même sa grammaire sont au niveau du second genre de connaissance mais son contenu véritable de connaissance et de béatitude est du troisième. Quand on voudra parler du style de l'Ethique il faudra se rappeler qu'il est le style du troisième genre de connaissance et de lui seul. C'est lui qui lui donne son rythme, ses tournures, ses particularités. Le mode indicatif comme nous le comprenons, comme possibilité lapidaire du dire, comme possibilité éternelle de l'expression et comme possibilité de l'expression d'une vérité éternelle, doit donc être le mode même dans lequel se dit le troisième genre de connaissance.
La partie V où il est le plus parlé du troisième genre est aussi la plus courte des parties de l'Ethique. Il faut y voir du sens: elle est aussi la plus indicatrice des parties de l'Ethique. Les propositions et les démonstrations s'y succèdent sans que ne se fasse plus entendre aucune dissonance. Le langage est entraîné, par des affirmations à l'indicatif, à une vitesse qui est près de le dépasser.
Il n'est pas très utile de donner des exemples: nous parlons du texte de la cinquième partie dans son ensemble. Mais nous devons pourtant remarquer deux choses: d'abord que la première personne du singulier est moins utilisée dans cette partie que dans les autres. Citons comme exemple le très long scolie de la proposition dix, où elle n'apparaît pas. C'est la seule fois de toute l'Ethique que dans un scolie de cette longueur Spinoza n'intervient pas en première personne. Dans ce scolie il est uniquement parlé de choses générales et la première personne du pluriel "nous" est presque exclusivement utilisée. On remarque par ailleurs des occurrences de la troisième personne du singulier. Le raisonnement se fait à partir de notions comme la Haine, l'Amour, la Raison, la Générosité, et par un rappel des connaissances communes. Ce scolie présente aussi d'une manière que l'on peut qualifier de proverbiale certains cas, comme celui de l'ambitieux ou celui de l'amoureux éconduit, qui sont généraux et universels. Ces références font appel à une expérience commune et n'ont plus rien de polémique.
Le personnage du sage apparaît en filigrane: "....celui qui travaille à diriger ses affects et ses appétits, et cela par le seul amour de la liberté, s'efforcera d'accéder, autant qu'il le peut, à la connaissance des vertus et de leurs causes, et d'emplir son âme de la joie qui résulte de leur connaissance vraie." Il est présenté de manière impersonnelle, de sorte chacun puisse s'y identifier et prendre la voie de la sagesse. Nous voudrions ensuite faire remarquer l'omniprésence du temps présent dans les propositions de cette cinquième partie (il apparaît simplement un futur dans la proposition 2). Selon nous le temps présent est le temps qui exprime le mieux l'éternité sous l'espèce de laquelle les choses sont connues par le troisième genre de connaissance. Ce temps présent n'est plus un temps qui exprime les conséquences d'un raisonnement, ou ses prémisses. Il exprime l'immédiateté d'une intuition et les limites du raisonnement. Il pose un fait qui, s'il peut être la conséquence d'un raisonnement, a une valeur en lui même comme vérité éternelle. La connaissance du troisième genre et la béatitude sont dites par des indicatifs présent:
"Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance, nous en éprouvons une joie qu'accompagne l'idée de Dieu comme cause." Prop. 32, EV.
La connaissance du troisième genre n'est-elle pas en effet la présence et la jouissance de l'objet dans son éternité, c'est à dire dans sa divinité ? L'indicatif présent exprime la présence du philosophe dans la Nature, en Dieu, et la compréhension qu'il a de sa situation dans un temps qui n'est plus le temps, qui n'est plus la durée, mais une éternité présente. Le temps présent utilisé de cette manière est appelé en grammaire présent gnomique; il y a chez Spinoza un style gnomique sur lequel nous aurons à revenir.
Le mode indicatif sous sa forme présente devient une sorte de redondance de lui même, un double indicatif, un indicatif par excellence; mais en même temps qu'il dit deux fois l'être, dans l'expression, c'est à dire dans le langage, et dans l'exprimé, c'est à dire quant à la présence même de l'être, il est comme effacé, aspiré et réduit à rien par son objet. C'est ce que nous allons voir dans une quatrième partie.
4) L'indicatif est-il, ou pas, un élément du système spinoziste?
Nous avons étudié comment l'indicatif disait respectivement chacun des trois genre de connaissance définis par Spinoza dans la deuxième partie de l'Ethique. Nous sommes passés d'une absence de l'indicatif pour le premier genre, qui n'est pas une absence de fait mais l'absence d'un indicatif qui puisse vraiment dire et affirmer, à son utilisation comme transparence dans le deuxième genre où il sert d'outil scientifique et où il est indispensable à la constitution d'un langage philosophique; (c'est alors qu'il nous a semblé être le plus à sa place, comme forme de l'objectivité). Nous sommes enfin arrivés au troisième genre de connaissance et à la cinquième partie de l'Ethique où le mode indicatif fonctionne au plus haut point mais au point justement d'être débordé par sa propre pertinence. Nous sommes donc passés de sa présence-absence à sa transparence et à son absence-présence.
Ne sommes-nous pas
en train de parler d'un rien, d'un sujet qui n'en est pas un et qui n'a aucune importance pour le système spinoziste? Il est vrai que la place du mode indicatif n'est pas à proprement parler dans le système: mais le mode indicatif lui est inhérent et il peut nous apprendre quelque chose de très important sur lui; il n'est pas dans le système car il n'est pas systématisé mais il est en lui; et c'est justement parce que le mode indicatif n'est pas systématisé par le système qu'il révèle quelque chose de lui.
Avant d'essayer de dire ce qu'il représente selon nous pour le système spinoziste il faut récapituler ce que nous avons vu de ses rapports avec chacun des trois genre de connaissance: le mode indicatif est présent dans le langage qui n'exprime que la connaissance du premier genre. Il est présent comme élément homogène à ce langage, même si nous avons vu qu'il ne pouvait pas être entendu à ce niveau. Pour la connaissance du deuxième genre le mode indicatif est présent aussi mais comme médium, comme instrument. Nous avons dit que qu'il n'avait alors plus rapport à la vérité, c'est à dire à un référent dans la réalité, qu'à l'adéquation. Nous avons dit qu'il était alors une forme, un contenant, une transparence dans laquelle la Raison se constituait. Il a un intérêt oculaire, l'intérêt d'une lentille bien polie. Mais il ne dit plus rien, pas plus qu'une lentille ne montre d'elle même quelque chose. Nous avons dit qu'il servait bien à l'expression de la connaissance du troisième genre mais qu'il était alors tellement employé, tellement mis en vis à vis de ce qu'il avait à dire dans la redondance de sa conjugaison au temps présent qu'il s'évanouissait, étouffé par son objet. Le mode indicatif au troisième genre suffoque de ce qui lui manquait totalement au premier genre: l'affirmation. (L'affirmation en effet dans le troisième genre n'est pas un processus, une phrase, une "proposition", mais une présence. L'affirmation est en fait elle aussi, comme le mode indicatif auquel elle est irrémédiablement liée, étouffée par le trop plein d'elle même quand elle a à affirmer la présence. Nous sommes en fait trompés par les mots). Nous pouvons donc dire que là où le mode indicatif aurait sa place comme mode permettant la désignation d'un référent réel, au premier et au troisième genre, il ne peut subsister et que là où il est le plus utilisé, au second genre, il n'a pas sa place authentique. Là il est instrumentalisé et vidé de sa portée proprement expressive. Nous pouvons alors mieux comprendre ce que représente le mode indicatif pour le système spinoziste: il représente le langage, et les modalités de son emploi reflètent la bataille permanente que Spinoza livre contre le langage, contre les mots, contre les signes.
Mais là où nous avons quelque chose à dire, c'est que l'indicatif subsiste sous les trois formes que nous avons décrites: c'est le même mode indicatif qui permet successivement de dire chacun des trois modes de connaissance; là où nous avons quelque chose à décrire, c'est la manière dont le fil du discours de l'Ethique est tissé de ces phrases à l'indicatif; c'est la manière dont la philosophie de Spinoza elle-même s'exprime dans ce mode. Le mode indicatif est un vecteur à la fois obligé et adéquat pour le spinozisme. C'est cette particularité remarquable que nous voulions souligner; nous avons maintenant à étudier le texte et la manière dont il se livre: comment des vérités se présentent-elles comme telles au cours de l'Ethique? Quelle est la portée du langage dans lequel elles se révèlent? Le langage de l'Ethique est-il un langage unique ou est-il un langage au même sens que tout langage? Son référent est-il le même que celui du langage courant? Et son style, est-il un style parmi d'autres?
III. Logos et transparence: les structures de l'objectivité
Nous devons maintenant nous demander si le fait d'avoir discerné à travers toute L'Ethique un discours à l'indicatif ne peut pas nous servir à faire une lecture particulière de l'œuvre: nous pourrions nous servir du mode indicatif comme d'un fil d'Ariane qui nous mènerait d'un bout à l'autre de l'Ethique sans nous faire passer par les voies du système. Nous ne voulons pas dans cette partie discuter de la cohérence du système; nous voulons simplement nous demander si la notion de système est la plus juste pour décrire le spinozisme. Nous n'entrevoyons pas en effet dans la succession - cohérente - des définitions, axiomes et propositions la logique la plus fine et la plus interne du spinozisme, sa particularité la plus intrinsèque. La cohérence essentielle du spinozisme n'est peut-être pas là où elle se montre. Elle est plutôt au cœur de la phrase spinoziste. Elle se tisse d'indicatif en indicatif. Elle n'est pas géométrique mais harmonique. Dans cette optique, le lien logique constitutif du système serait le lien discursif.
Nous voudrions donc parler de l'Ethique telle qu'elle se livre, telle qu'elle se découvre, telle qu'elle se présente. Nous voudrions substituer à l'idée verticale de système la longitudinalité de l'idée de discours. Il serait alors possible de lire L'Ethique en suivant le fil d'une certaine narrativité indicative. L'Ethique a ceci de particulier qu'elle a toujours su s'offrir au non-spécialiste, à l'amateur. La lecture passionnée que Gœthe en fit peut en témoigner. En témoignent aussi ces quelques remarques de Gilles Deleuze:
".....il y a un curieux privilège de Spinoza.....C'est un philosophe qui dispose d'un appareil conceptuel extraordinaire, extrêmement poussé, systématique et savant; et pourtant il est au plus haut point l'objet d'une rencontre immédiate et sans préparation, tel qu'un non-philosophe, ou bien quelqu'un dénué de toute culture, peuvent en recevoir une soudaine illumination, un "éclair"." [5]
Nous voudrions montrer que cette "rencontre immédiate" est une rencontre immédiate avec le mode indicatif et qu'elle peut se structurer en une certaine lecture de l'Ethique. Il s'agirait simplement de substituer à la logique apparente du système, toute en postulats et en démonstrations, une logique ignorée, discrète et plus intense, une logique du dire. Cette logique serait en fait l'orientation même du système, ne le remettant ainsi pas en cause, et cette orientation serait ontologie, dire de ce qui est:
"On peut dire que chez Spinoza, la doctrine fondamentale......c'est "la Nature est."[6]
C'est en effet dans le dire de ce qui est que nous voyons l'essence du spinozisme. Il nous faudra étudier en quel sens on peut parler d'un logos spinoziste et plus gén&eacu
te;ralement les rapports qu'entretiennent dans la tradition philosophie et logos. Mais nous pouvons dès maintenant analyser l'idée de logos spinoziste. Si, selon notre hypothèse, le spinozisme de l'Ethique se constitue en un discours à l'indicatif, un logos de la présentation des choses, ce discours sera reconnaissable et identifiable à un certain ton: un ton objectif. L'analyse de l'idée de ton nous permettra tout d'abord d'étudier les rapports entre l'objectivité voulue du texte et le style de Spinoza.
1) Ton, objectivité et style
La caractéristique du mode indicatif est qu'il déploie dans le langage une objectivité. On ne s'est pas assez étonné du fait qu'il existe dans notre grammaire, comme dans celle du latin, un mode verbal de la vérité objective: finitivus, indicativus ou pronuntiativus, d'après Diomède, voilà quels sont les équivalents latins du mode indicatif français; en tous cas c'est le mode du jugement de vérité, mode en lequel on a pu voir le statut de base de la phrase; on nous permettra de voir en ce mode le statut de base du langage. Mais il existe une discussion à propos du mode indicatif qui peut nous servir à définir un ton spinoziste. C'est celle de savoir si l'indicatif est dans le langage le mode non-marqué, ou non:
"La fréquence de l'indicatif, très supérieure à celle des autres modes, l'a fait considérer quelquefois comme le "mode non-marqué" du verbe (Roman Jakobson), par l'application d'un principe de la théorie de l'information. On lui trouve de ce fait une valeur stylistique nulle, alors que le subjonctif, beaucoup moins employé est recherché dans une langue relevée pour sa connotation littéraire."
Cette remarque passionnante, trouvée dans le Grand dictionnaire des lettres Larousse, ouvre un vaste champ de réflexion à l'étude du style spinoziste: soulignons bien qu'on trouve au mode indicatif une valeur stylistique nulle; on oppose à Roman Jakobson que l'indicatif serait plutôt le plus marqué des modes, étant "celui qui comporte le plus de variations temporelles (ou autres)". Le subjonctif serait un mode marqué lui aussi, mais moins; il serait en quelque sorte dérivé de l'indicatif. Un autre mode serait "moins marqué que ces deux-là l'infinitif, invariable en personne." (Toujours d'après le Grand dictionnaire des lettres Larousse).
Il faut d'abord remarquer, pour tirer de cette discussion quelque indication utile, que le mode indicatif, qu'il soit considéré comme le mode non-marqué ou comme le mode le plus marqué est toujours le mode de l'extrême; et nous n'aurons pas trop de mal à se faire rejoindre ces deux conceptions, l'une du mode indicatif comme rien (ou presque rien), l'autre du mode indicatif comme tout. Il est bien clair en effet qu'elles disent la même chose: le mode indicatif est l'essentiel du langage.[7] Ayant ainsi renvoyé dos à dos ces deux conceptions, nous ne pouvons nous empêcher de préférer l'une d'entre elles, celle de Jakobson. Celle-ci est infiniment plus riche pour l'étude de Spinoza, et c'est bien l'indicatif comme mode non-marqué que nous voulons reconnaître dans l'Ethique. C'est bien sa "fréquence", l'insistante banalité avec laquelle il revient dans le texte de l'Ethique qui nous font dire qu'il est le ton de l'Ethique. Nous verrons qu'une étude du style de Spinoza doit pouvoir se limiter à une réflexion sur la place du mode indicatif dans l'Ethique.
Ce que nous entendons par ton dans l'Ethique, c'est un certain bruit de fond du texte, un certain bruit uniforme qui parcourt l'Ethique et qui la constitue même. C'est l'allure donnée au texte par ce langage spinoziste non-marqué, blanc, neutre, en perpétuelle attente de la chose et en perpétuelle réception de la chose. Pour le dire brièvement, c'est le son de l'univocité. Le texte s'écoute, et l'usage d'un certain diapason peut nous faire ressentir l'accord qui fait de l'Ethique un système d'affirmations avant tout; avant d'être un système démonstratif l'Ethique est un système d'affirmations; avant d'être cohérente l'Ethique est cohésion.
Mais il y a aussi dans cette notion de ton une ambivalence qui fait tout son intérêt. Le ton est quelque chose qui peut se concevoir d'une manière objective, indépendamment d'une parole, d'une musique ou d'un style. Il a trait à une prononciation mais dans cette prononciation il concerne la forme obligée et pas le contenu ou la valeur. Il est en quelque sorte un écho en retrait du message. Il trahit et dissimule à la fois un énonciateur; le ton est ce qu'on peut le mieux contrefaire; en même temps, il est ce qu'on ne peut jamais tout à fait contrefaire.
Chez Spinoza, et dans l'Ethique, on peut appeler ton cette particularité qui fait se rejoindre une subjectivité énonciatrice et une vérité qui s'offre dans le langage. Il y a là une sorte de timidité de la vérité, une réserve de la voix qui est le vrai style de Spinoza. Nous appellerons donc ton le tour objectif, le style objectif de l'écriture de l'Ethique: mais en quoi peut-on parler d'un style objectif ? S'il y a style, il y a personnalité et subjectivité. Il n'y a pas de style objectif à proprement parler, pas plus qu'il ne peut y avoir de choix objectif. Or la notion de choix est inhérente à celle de style. La question est de savoir comment l'Ethique s'écrit-elle. Ce problème est abordé par Alexandre Kojève dans son cours sur Hegel:
"En soumettant l'Ethique à la question de l'énonciation - qui est le "Sujet du discours et de la philosophie" (ILH, p. 530[8])- Kojève peut contester au spinozisme le droit au statut de philosophie "possible"." Laurent Bove, Spinoza au XXème siècle, actes des journées d'études des 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990 à la Sorbonne, article "Spinoza dans le cours d'Alexandre Kojève".
Plus loin, Laurent Bove parle aussi, en son nom cette fois, d'une "philosophie qui enveloppe l'impossibilité même de la parole." Ces remarques sont à prendre en compte à la lettre avant toute étude du style de Spinoza. L'Ethique a en effet à faire face à une certaine impossibilité de la parole et de la philosophie. L'étude de Spinoza c'est l'étude du formidable "quand même" que représente l'Ethique, et l'étude du style de Spinoza c'est l'étude de la manière dont l'Ethique joue de cette impossibilité et finit par la tourner: c'est l'étude de la manière dont finalement l'Ethique se dit. Et l'Ethique se dit de deux manières, d'abord à l'indicatif comme nous l'avons vu et comme nous le verrons encore, ensuite "à la manière des géomètres". Nous allons tâcher de voir comment l'ordre géométrique se concilie avec un langage simple, et de mesurer son importance pour le propos même de Spinoza.
2) Ethica ordine geometrico demonstrata: la question de la forme mathématique
Au cours du 17ème siècle, sous l'influence de Galilée et en souvenir d'Euclide, le modèle "mathématique" ou "géométrique" s'est substitué quant à la possibilité de l'expression d'une vérité au modèle des Autorités Scripturaires. Il est très important de ne pas faire de la forme géométrique de l'Ethique une simple question d'habillage. Le fait même de l'appeler forme est discutable. Au temps de Spinoza la vérité a changé de visage: elle ne peut plus se dire qu'en langage mathématique. C'est cette nouvelle notion de langage mathématique qu'il est important d'étudier jusque dans ses contradictions.
Mais la géométrie est une inspiration, et non seulement une forme pour l'Ethique. Aucune lecture dissociée n'est possible, aucun tri entre une forme maladroite, inutile, décourageante, et un fond de plus ou moins d'intérêt. Dans la volonté de Spinoza comme auteur, du moins, la philosophie se dit en géométrie, et nous avons à étudier cette géométrie comme un véritable style (il s'agira alors de ne pas s'arrêter à la question de la forme mathématique, mais de supposer celle-ci capable de dire quelque chose, d'être expressive). A la lecture de l'Ethique on devrait peut-être avoir plus en tête la remarque fameuse de Galilée selon laquelle "la Nature est écrite en langage mathématique". Ce que nous propose Spinoza avec l'Ethique, c'est bien une écriture de la Nature, dont les implications proprement éthiques sont contenues par la scientificité, l'objectivité, c'est à dire la vérité. Spinoza n'aurait-il pas entendu Galilée, et l'Ethique ne serait-elle pas une réalisation de cette remarque ?
Mais cette notion de langage mathématique est curieuse, et elle pêche sans doute par manque de scientificité. L'influence des Ecritures Saintes est encore sensible dans sa conception puisqu'une véritable scientificité devrait pouvoir se libérer de tout anthropomorphisme. Là où il y a science il ne peut y avoir que science, et pas communication. La notion de langage est irrémédiablement marquée par l'anthropomorphisme et avec elle, la notion de texte. Chez Galilée même, il apparaît "que la nature n'est plus exactement considérée comme un texte ou que la métaphore textuelle est en train de recevoir ses limites. Car s'il est bien question de langage ou plus exactement d'écriture mathématique (de caractères graphiques) on ne saurait plus vraiment parler de texte là où il n'y a pas de destinataire et pas davantage de sens. Un texte est un discours adressé par quelqu'un à quelqu'un au sujet de quelque chose. Or ici il n'y a pas d'interlocuteur ni d'intention signifiante. Dieu ne parle déjà plus dans la Nature, tout au plus y manifeste-t-il sa puissance. La Nature ne dit plus rien, elle ne fait qu'exécuter des ordres ou plus exactement elle produit des effets déterminés par des contraintes rigoureuses, celles de lois universelles, nécessaires et immuables de son ordre. Inversement l'Ecriture ne renferme pas tant de la vérité que du sens." Jacqueline Lagrée, "Le thème des deux livres de la Nature et de l'Ecriture", Travaux et documents du groupe de recherches spinozistes, N°4.
Nous assistons alors à un conflit entre vérité et sens, entre vérité et langage, entre vérité et écriture dans lequel Spinoza a à se positionner. Par le choix de la forme mathématique il choisit clairement la vérité contre l'écriture, la vérité contre le langage, et même la vérité contre le sens, et c'est ainsi qu'on doit comprendre ce qu'on trouve d'écriture, de langage et de sens dans l'Ethique. C'est ainsi qu'on doit comprendre le mode indicatif, comme représentant principal de l'écriture, du langage et du sens. Il est l'excessivement fragile charnière entre la vérité et son dit.
Nous avons cru reconnaître en Galilée un théoricien avant la lettre du style spinoziste. Il nous donne en tout cas des indications indispensables pour comprendre ce que peut-être le "style" spinoziste. Le livre de Spinoza, l'Ethique, se présente comme un intermédiaire entre, d'une part, le "livre de la Nature" et, d'autre part, le "livre de l'Ecriture", de même que les éléments d'Euclide. Il emprunte à l'un et à l'autre des deux livres mais son dynamisme est plutôt orienté vers la Nature que vers l'Ecriture. L'écriture spinoziste est une anti-écriture, le texte de l'Ethique est un anti-texte. La hauteur auguste de l'Ethique n'est pas qu'une première impression, mais une vraie manière d'être. De ce point de vue, l'Ethique ne se laisse pas lire facilement.
Jacqueline Lagrée oppose plus avant dans son article, où elle étudie le thème des deux livres chez divers auteurs, dont Galilée et Spinoza, le code mathématique de la Nature au code rhétorique de l'Ecriture. Cela nous permet de comprendre une remarque très juste de Fokke Akkerman, dans un article intitulé "La pénurie de mots", paru dans le n°1 des Travaux et documents du groupe de recherches spinozistes, à propos du style de Spinoza. F. Akkerman parle d'un "style qui se situe à l'autre extrémité de la rhétorique". Formidable paradoxe qu'un style qui pourrait se situer "à l'autre extrémité de la rhétorique". Qu'entendre d'ailleurs par "autre extrémité de la rhétorique" ? Peut-être cette autre extrémité est-elle elle encore rhétorique, ou l'on ne comprend pas ce qu'elle pourrait être, sinon le silence.
C'est là que la notion de code mathématique, et de style mathématique comme décodage de ce code prend toute son importance: un style à l'autre extrémité de la rhétorique, c'est un style mathématique et un style mathématique c'est bel et bien un style paradoxal et un anti-style. Fokke Akkerman fait quelques autres remarques précieuses dans cet article à propos du "caractère hiératique" du discours spinoziste. Pour Spinoza "la vérité ne peut être exprimée que d'une seule façon... elle est la marque du vrai et du faux... elle ne peut pas se contredire... En ce sens son "esprit de géométrie" va beaucoup plus loin que celui de Descartes... Beaucoup de philosophie et de religion ancienne se transmet dans des formules ou des maximes." Le texte spinoziste est en effet un texte à la chasse de la métaphore et la manière géométrique est le meilleur instrument pour cette chasse. Le langage spinoziste a expulsé le risque métaphorique; il ne se comprend que comme pure présentation de la chose: comme géométrie. [9]
3) Poésie ?
Il n'est pas saugrenu de se poser maintenant la question du caractère poétique
du texte de l'Ethique. En effet il y a indéniablement poésie là où il y a création de quelque chose, et l'Ethique invente un nouveau discours particulièrement pur. Comme la poésie de l'Ethique ne s'embarrasse d'aucunes conventions, elle est aussi poésie de la liberté. On pourrait même trouver au niveau de la cinquième partie une sorte de lyrisme contenu. Et pourtant, quoi de plus éloigné, de prime abord, de l'Ethique que l'idée de lyrisme?
On peut résumer en disant que l'Ethique est poétique de deux manières: par son caractère de nouveauté radicale et par le fait qu'elle est elle-même un appel à la création. Elle est poétique dans sa constitution et dans sa portée.
a) Logos
Le langage de l'Ethique doit donc être une pure et simple ontologie, à l'indicatif. Le langage de l'Ethique est un travail de désignation transparente de l'être en chacun des étants. Ontologie discrète donc, mais essentielle. L'Ethique serait avant tout ontologie. Or il y a un rapport intéressant à faire entre le spinozisme conçu ainsi comme présentation éthique de la chose et ce que Heidegger entend par "logos" dans l'essai du même nom, dans le recueil Essais et Conférences.
Le terme d'"ontologie " est une création aristotélicienne mais il recouvre une science que les sophistes et les philosophes pré-aristotéliciens connaissaient déjà. Nous verrons que si l'on a pu voir en Spinoza le philosophe de toutes les exceptions (cf Antonio Negri et le titre de son ouvrage sur Spinoza, L'Anomalie sauvage), Spinoza est à un autre point de vue, et ceci pour l'occasion ne se laisse pas facilement concilier avec cela, le philosophe de toutes les traditions. L'ontologie désigne donc pour Aristote la science de l'être en tant qu'être. Mais une science a à se dire dans un discours, et l'ontologie sera donc le nom du discours scientifique qui porte sur l'être en tant qu'être. "Ontologie" c'est pour Aristote le synonyme de "metaphysica generalis" et de "philosophia perennis" (le terme de "philosophia perennis" sera repris ultérieurement par Leibniz).
Mais cela fait beaucoup de synonymes pour un seul mot; on peut en retenir d'abord qu'il n'y a pas d'ontologie sans métaphysique, ensuite que ce mot d' "ontologie" peut désigner la philosophie dans son essence, comme possibilité même du discours philosophique. Mais ce terme d'"ontologie" comporte une ambiguïté qui est apparue au cours de son histoire; l'ontologie est-elle un discours sur l'être ou est-elle un discours sur les manifestations dicibles de l'être ? Dit-elle l'être, ou dit-elle ce qui est ? Soit l'ontologie est l'ensemble des phrases qui ont un sens, l'ensemble des propositions attribuant un prédicat à un sujet selon diverses catégories scientifiques, soit elle est simplement la possibilité de la prédication: la grammaire du verbe être: c'est peut-être le problème de Heidegger quand il nous invite à réfléchir à la prééminence de la troisième personne du singulier du verbe être, à l'indicatif présent, ce "il est" étant la condition de toute pensée et peut-être aussi son aboutissement. Nous retrouvons ici d'ailleurs l'indicatif conçu comme mode non-marqué, car marque de toutes les marques, alors que la forme "être" à l'infinitif se situe en-deça du problème de la marque. Le "il est" est une sorte d'infinitif du discours autour duquel celui-ci se conjugue.
L'ontologie désigne donc soit l'ensemble des sciences et la "metaphysica generalis", soit le discours minime de l'être qui se dit, "il est". Il nous faut alors faire une remarque importante quant au discours de Spinoza: la forme "il est", "est" en latin est la forme verbale la plus utilisée dans l'éthique; le "il est "est un passage obligé et permanent du discours spinoziste. On le retrouve en plus dans "pot-est", "il est possible", qui est la deuxième forme verbale la plus utilisée de l'Ethique. En suivant la traduction de l'Ethique aux PUF, on trouve la forme "est" huit fois p.59, onze fois avec "peut", treize fois en p.60, quatorze fois avec "peut", sept fois en p.61, dix fois avec "peut": dans chacune de ces pages, comme dans la plupart des pages de l'Ethique, la forme "est" est de loin la plus utilisée des formes verbales. Le "est" est un leitmotiv essentiel du discours spinoziste. L'ontologie spinoziste est d'abord là, dans cette copule qui est la possibilité grammaticale de la prédication, et son orientation en reste là: le texte de l'Ethique est à tout moment orienté par un "il est" dont il est à la fois l'explicitation et la réitération.
Qu'entendre alors par logos spinoziste ? Donnons pour un instant la parole à Martin Heidegger:
"Dire, c'est "legein". Bien considérée, cette phrase a maintenant dépouillé tout ce qui peut s'y attacher de banal, d'usé, de vide. Elle donne un nom à ce secret impensable: le parler du langage se produit à partir de la non-occultation des choses présentes et se détermine comme le laisser-étendu-ensemble-devant, conformément au fait que la chose présente est étendue devant nous. La pensée apprendra-t-elle enfin à pressentir quelque chose de ce que cela veut dire, qu'Aristote ait pu encore définir le "legein" comme "apophainestai" ? Le "logos" amène ce qui apparaît, ce qui se pro-duit et s'étend devant nous, à se montrer de lui-même, à se faire voir en lumière."[10]
Cet extrait de "Logos" se place après que Heidegger ait rapproché le sens de "logos" du sens de "legein", qu'il traduit par "laisser étendu devant". Il rappelle, et c'est très important, qu'Aristote a défini le "legein comme "apophainestai". Rappelons à notre tour que "apophainestai" signifie à peu près étymologiquement, "mettre en lumière"- et que le "logos apophantikos" (Aristote, de l'Interprétation, 17a), équivalent du mode indicatif français, est le discours de la mise en lumière.
Cela ne veut-il pas dire que le logos est dans son essence "logos apophantikos" ? Que le statut de base du logos est le "logos apophantikos", comme celui du langage est le mode indicatif ? Cela veut dire que le logos apophantikos-indicatif est bien le mode non-marqué du langage, à partir du moment où le langage est mis en œuvre par la prédication. Le mode indicatif est le mode 0 d'un langage en acte. C'est le mode spinoziste par excellence car Spinoza ne prend dans le langage que le minimum, que l'obvie: le dire, le legein. Spinoza ne retient du langage que la transparence. Or le discours à l'indicatif est bien, dans le paradoxe qui fait de lui un dit du réel, un laisse
r-étendu-devant.
L'indicatif n'est pas seulement un geste, une indication sémaphorique du langage vers l'être, il est aussi dans le langage une annulation du langage par l'être. Et le paradoxe du mode indicatif vient de ce que par lui il y ait indication réciproque, indicatif réciproque, du langage vers l'être et de l'être vers le langage. L'indicatif est "l'empreinte essentielle reçue à son origine par le langage" (Heidegger, "Logos", p.256)- mais nous reparlerons de cela plus loin. Ajoutons encore que l'indicatif est le mode non-marqué parce que mode muet au fond; ce n'est pas le langage qui parle en lui; il est annihilé et contredit par sa propre pertinence: il est le dire en ce que le dire a de plus paradoxal.
Si la conception que Heidegger se fait du logos peut être appliquée à un logos spinoziste, nous nous trouvons en face d'une proximité que rien ne semblait indiquer. Que peuvent partager deux philosophies qui s'ignorent réciproquement ? La réponse est sans doute à chercher dans l'histoire de la tradition ontologique et dans les positions respectives qu'occupent les deux penseurs: tous deux, d'une manière différente, se situent à une extrémité de cette tradition: tous deux se situent à un stade où elle s'accomplit.
b) Logique
Il nous faut compléter cette conception de l'ontologie spinoziste comme développement et réitération d'un "il est" par une réflexion sur une remarque d'Antonio Negri faite dans son livre L'Anomalie sauvage:
"La logique spinoziste ne connaît pas l'hypothèse, elle ne connaît que la trace, l'indice."[11]
Cette remarque doit nous servir à mieux cerner la spécificité de l'ontologie spinoziste qui n'est pas seulement un discours sur l'être mais aussi un véritable discours de l'être. Qu'entendre tout d'abord par logique spinoziste ? Il n'y a pas à proprement parler de logique spinoziste, et cette absence est très remarquable: il n'y a pas de logique spinoziste à deux points de vue: d'abord il n'y a pas de théorie formaliste spinoziste (pas de logique au sens de Frege) chez Spinoza; ensuite il n'y a même pas d'"Organon" spinoziste, c'est à dire d'élaboration d'un outil de la philosophie préalable à la philosophie, de même qu'il n'y a pas de discours de la méthode spinoziste. Le spinozisme est d'emblée dans un acte: ("habemus enim..."); il a un caractère non-réflechi et non-théorique: c'est l'enjeu du TRE, qui est plutôt un exercice qu'un discours de la méthode. A ce titre, son inachèvement est caractéristique: il est achevé en fait, comme exercice. La "logique" spinoziste ne peut donc pas être une logique au sens convenu et traditionnel du terme, ni au sens aristotélicien ni au sens frégéen. Mais un logicien traditionnel, Russell, va nous aider à comprendre ce qu'elle est: [12]
"La "logique" de Spinoza se ramène, selon Russell, à la "doctrine qui veut que chaque proposition ait un sujet et un attribut." Cette formule évoque une idée qui est au centre de la conception logique défendue par Russell, idée exposée de manière un peu plus développée dans le chapitre de l'Histoire de la philosophie occidentale [13] qui traite de Hegel, auquel Russell attribue également une logique de type sujet-prédicat, indispensable au raisonnement d'un "monisme métaphysique" qui est donc aussi pour commencer un "monisme logique"...Pour comprendre ce qui caractérise une logique de type sujet-prédicat, et représente selon Russell son défaut constitutionnel, il faut faire intervenir le système de pensée qui se pose en alternative à celle-ci: celui d'une logique relationnelle, dont on pourrait dire qu'à la limite elle se contente d'étudier les diverses modalités selon lesquelles des prédicats peuvent être reliés entre eux, indépendamment de la considération du ou des sujets dont ils seraient par ailleurs, idéalement si l'on peut dire, les prédicats....la "théorie moniste de la vérité" repose sur un "axiome des relations internes" faisant de la relation du tout à ses parties le fondement de la connaissance et ramenant ainsi la recherche de la vérité aux règles de l'inhérence, qui développent toutes les manières pour un prédicat de se rapporter à un sujet. "L'axiome des relations internes équivaut de la sorte à supposer que toute proposition a un sujet et un prédicat. Car une proposition qui affirme une relation doit toujours être réduite à une proposition sujet-prédicat relative au tout composé des termes de la relation.""
Nous avons mis le doigt sur ce qui différencie la logique spinoziste des logiques formelles et formalistes: "L'axiome des relations internes". Cet axiome, contrairement à un "axiome des relations externes", donne à la phrase le droit au sens. Parler de "logique" spinoziste ce sera donc parler de sens du discours. Le terme désigne une cohérence interne particulière et unique du système. Les critiques de Russell se dirigent contre cette prégnance du sens dans le discours, prégnance qui est pourtant loin d'être inintéressante. "Logique" chez Spinoza a le sens de signification, de portée, de sens enfin, "dans une perspective qui fait immédiatement communiquer ontologie et logique."[14] C'est donc un sens neuf, mais dont la nouveauté est universelle; c'est un sens toujours neuf. Une théorie de la logique se révèle alors comme plus historique (Aristote, Frege) qu'une pratique de la logique qui est universelle sans le savoir. Il ne peut pas y avoir de progrès en logique - pas de progrès au delà de l'idée de "meaning". Or la logique frégéenne, qui est la logique de Russell, n'étudie pas les propositions dans leur vérité mais seulement dans leur validité: c'est "l'axiome des relations externes". Cette logique n'est logique que dans un sens très restreint du terme. La logique peut être une chose beaucoup plus riche que sa propre formalisation.
La logique spinoziste serait donc une logique au sens riche et universel de "meaning". On comprend mieux alors en quoi une logique peut préférer "la trace, l'indice", à "l'hypothèse". C'est la question de la mise en acte qui décide de cette préférence: une logique en acte est une logique du réel en acte, une onto-logique sur la piste du réel. Elle est effective et non théorique, elle suit l'être dans toutes ses variations. La logique aristotélicienne est un jeu de construction; elle n'est pas inhérente au langage - pas vraiment "syllogistique" mais plutôt "dialogistique". La logique spinoziste fait se communiquer immédiatement logique, langage et ontologie; elle est une logique du sens, une logique de la forme signifiante; et une forme signifiante, c'est une phrase au mode ind
icatif. Soulignons bien sûr la proximité lexicale des mots "indice" et "indicatif". Le mode indicatif c'est le mode sur la piste de l'indice et c'est le mode qui dit l'indice: le mode indiciaire.[15]
L'idée aristotélicienne de "phrase simple" (phrase qui affirme un prédicat d'un sujet) prendrait alors une signification nouvelle et non-aristotélicienne. La phrase simple (apophansis) ne serait plus la base à partir de laquelle une logique se constitue, mais serait la logique même. La phrase simple serait le point d'arrivée, et non de départ, de la logique.
Récapitulons ce que nous pouvons entendre par l'expression "logique spinoziste": une force de cohérence interne; la possibilité du dire indicatif; une orientation ontologique: ces trois sens se fondent en un seul: logos. Nous voulons dire que la logique spinoziste, si logique il y a qui ne se confonde pas avec une formalisation quelconque, est une cohérence exprimée par le mode indicatif (une cohérence du discours orienté vers un réel descriptible à décrire). Le mode indicatif est l'emblème du spinozisme, il est la logique du spinozisme.
5) Conclusions
Nous voudrions reprendre en conclusion de cette partie notre réflexion sur le ton de l'Ethique. Nous avons dit que le ton de l'Ethique était le mode indicatif conçu comme expression de l'univocité de l'être. On pouvait le concevoir comme un accord entre chacune des affirmations à l'indicatif dans l'Ethique qui signifient chacune la même chose, l'être, en une sorte de réserve objective. En ceci le ton se différencierait de ce qu'on appelle une voix, et l'écoute aurait à se faire assez fine pour discerner un son qui n'en est pas un, un son sourd. Ce qui se dit dans le langage de l'Ethique n'est pas en effet sonore, mais assourdi plutôt: l'objectivité se dit en un certain silence. A cet égard on peut parler d'une Ethique atone. La tonalité de l'Ethique serait plus exactement atonalité, et la voix de Spinoza, l'auteur, voix blanche.
L'Ethique est écrite à un niveau pré-discursif. Elle est écrite au niveau des "affections de l'âme", " identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images" (Aristote, De l'Interprétation, 16a, cité par Jacques Derrida, De la grammatologie, p.22). Elle n'est donc pas à proprement parler écrite, elle est décrite. La forme mathématique lui est essentielle car elle la libère du passage par la voix qui est avant la lettre le premier artifice et le premier signifiant. L'Ethique est signifiée, mais pas signifiante. Elle tend à être un pur signifié en désertant tout signifiant; elle n'a pas de voix, elle n'a pas d'auteur (l'Ethique devait paraître sans nom d'auteur). Nous sommes dans un en-deçà de l'incarnation. La langue est le latin, et c'est un choix de pure convention qui doit assurer l'universalité du signifié. La forme est mathématique et doit permettre une intelligibilité parfaite. Il ne s'agit même plus d'être objectif puisque l'objectivité se place encore dans un champ polémique: l'objectivité polémique avec la subjectivité. L'Ethique déserte l'objectivité pour l'objet même: l'être, qu'elle serre au plus près et qu'elle tend même à investir par son travail formel et conceptuel. A ce titre l'Ethique dans sa forme mathématique n'est rien moins que poétique, car aucune forme artificielle n'a été choisie pour elle. Elle va à rebours de la poésie. Elle est sans style, sans rhétorique. Elle n'est pas choisie, elle s'impose. Spinoza ne fait pas de choix esthétiques, ne fait en rien l'artiste, ne s'adresse même à personne et n'a aucune vue pédagogique: il indique l'être - l'être est indiqué. Si poésie il y a, c'est par accident. Reste un parfum, une infime rémanence de poésie; ce qu'on peut goûter en esthète. Mais, dans l'Ethique, la poésie, c'est ce qui n'est plus. Vérité, Etre: voilà le fond et la forme; voilà l'intention et le sens.
"Comme c'était le cas pour l'écriture de la vérité dans l'âme, chez Platon, c'est encore au Moyen-âge une écriture entendue au sens métaphorique, c'est à dire une écriture naturelle, éternelle et universelle, le système de la vérité signifiée, qui est reconnu dans sa dignité." (J. Derrida, De la grammatologie, p.27)
Spinoza est par excellence un philosophe à rattacher à cette tradition de l'écriture universelle, un philosophe de la présence ( "présence" dont J. Derrida fait par ailleurs un synonyme pur et simple de "philosophie"). Spinoza se rattache à une tradition moderniste qui est plus ample que celle inaugurée par le cartésianisme: c'est à dire la tradition de la métaphysique. Il est très curieux que J. Derrida ne semble pas reconnaître en Spinoza le philosophe même de l'ontothéologie, du logos "naturel" ou "divin", alors que c'est chez lui que cette tradition est la plus achevée.
A plusieurs niveaux on a pu voir dans le spinozisme un archaïsme: en le comparant aux philosophies de l'Inde, comme le Védisme (déjà dès la fin du XVIIème siècle Bayle rapprochait Spinoza des philosophes chinois), ou plus directement en le comparant à la philosophie médiévale. Ce qui est vrai, c'est que Spinoza reprend les thèmes les plus nobles et les plus anciens de la philosophie: la contemplation -"theoria"- et la libération. Sa modernité - sa "présence" en un sens - tient au renouvellement complet qu'il effectue. Elle est à la fois plus essentielle et plus fragile que la modernité telle qu'on entend ordinairement, historiquement, la modernité cartésienne. Sa modernité est celle d'un maintenant. C'est une modernité toujours valable car elle ne s'enracine pas dans l'histoire. "Naturelle", "éternelle" et "universelle", telle se veut l'Ethique. Chez Spinoza, l'écriture s'est gommée en constituant le système: langue latine, forme mathématique, emploi intense du mode indicatif. L'écriture s'efface en un "système de la vérité signifiée". C'est bien une écriture qui n'en est plus une, une écriture au sens métaphorique du terme.
Pour Galilée "la Nature est écrite en langage mathématique". Ce que Spinoza nous dévoile, dans son Ethique, c'est Dieu, ou la Nature, en langage mathématique. Le mode indicatif n'est que le servant de la forme mathématique, et l'écriture mathématique ayant pour caractéristique d'être non-phonétique, le mode indicatif est lui aussi gagné par un non-phonétisme: il n'est pas expression.
La forme mathématique n'est donc pas un accident de la pensée de Spinoza. Elle lui est essentielle est consubstantielle. Elle est l'idée génératrice du système. on peut même
dire que le style de l'Ethique obéit au principe d'inertie. Le hiératisme du style est la traduction d'une vision physico-mathématique de la Nature, selon le principe d'inertie: économie de termes, précision laconique des définitions:
"La durée est la continuation indéfinie de l'existence."
"Par réalité et perfection j'entends la même chose."
(Définitions V et VI, EII)
"Ainsi ce parler de la langue qui a son être dans le "legein" au sens d'étendre ne se détermine ni à partir du son émis (phonè) ni à partir de la signification (semainein). Depuis longtemps l'expression et la signification passent pour être des phénomènes qui nous offrent incontestablement des traits du langage. Mais elles ne nous conduisent pas pas spécialement dans le domaine de l'empreinte essentielle reçue à son origine par le langage; et, d'une façon générale, elles sont impuissantes à déterminer ce domaine dans ses traits principaux."[16]
Mais le système de Spinoza non plus n'est pas un système dynamique et expressif. L'activité qui peut s'y faire jour n'est pas de l'ordre d'un dynamisme. C'est une lente constitution interne qui n'obéit pas au rythme d'un dynamisme. D'autre part, dire avec Gilles Deleuze [17] que la substance exprime les attributs qui expriment eux-mêmes les modes, et réciproquement, c'est faire la part trop belle au concept d'"expression" qui est impuissant à décrire le système spinoziste de l'immanence. L'idée d'expression est parfaitement inapte à décrire la constitution du système spinoziste, car elle suppose un "substratum hétérogène" et le passage d'une chose à une autre. Or exprimé et expression "sont, tout simplement, la même chose."[18] L'idée d'expression a un sens dynamique, et leibnizien pour tout dire, qui ne rend pas Spinoza. Chez Spinoza l'être est tout simplement là, sans avoir voyagé à travers une expression: il transparaît, mais il n'est pas exprimé. La substance est les attributs et est les modes. Les trois niveaux sont situés simultanément et leurs rapports réciproques sont de l'ordre de la transparence inhérente.
C'est le mode indicatif qui pose cette transparence. Lui non plus n'est pas un mode dynamique; son emploi crée des phrases courtes, sans trop de subordonnées, sans périodes oratoires:
"Toutes les idées sont en Dieu; et, en tant qu'on les rapporte à Dieu, elles sont vraies et adéquates; par conséquent il n'existe d'idées inadéquates et confuses que dans la mesure où on les rapporte à quelque esprit singulier; par suite, toutes les idées, aussi bien les idées adéquates que les idées inadéquates, s'enchaînent avec la même nécessité." (EII, Prop. 36, Démonstration)
Chaque phrase indiquante se pose à sa place d'élément du système, comme un rouage. Ce mode pose les choses, il ne les projette pas. Avec lui, le langage s'efface devant l'être et on peut parler non seulement d'écriture au sens métaphorique du terme mais aussi de langage au sens métaphorique du terme. Le langage de l'Ethique, cet esprit de langage, est indépendant de la notion d'expression. Ce n'est pas un langage, à moins qu'on puisse penser un langage en-deçà de la notion d'expression. C'est un avant-langage.
Le mode indicatif, si particulier puisque dans le langage courant c'est lui qui doit rivaliser avec la transparence du monde, est ici impliqué nécessairement par la forme mathématique. Il n'apporte rien qu'elle ne soit déjà, si elle est déjà la Nature. Il est une articulation nécessaire et transparente du système. Il brise le langage, il le nie pour rejoindre l'être. La discursivité du langage est niée dans l'Ethique, au profit d'une nouvelle logique mécanique et mathématique du sens. A l'articulation du discours tend à se substituer l'articulation du système de l'être. A ce titre on peut dire que la fonction traditionnellement apophantique du mode indicatif lui est retirée, dans l'Ethique, au profit d'une apophantique du système: une apophantique du spinozisme. Mais ceci serait encore à penser.
IV. Logos et pertinence: les enjeux de l'objectivité
Nous voudrions maintenant définir au plus près les particularités d'une Ethique lue strictement par ses indicatifs, comme si elle se révélait toute entière en chacun d'eux:
"...C'est ici qu'on peut comprendre la doctrine du parallélisme. L'Etre n'est pas un Centre Absolu, ou un Foyer Obscur, ou un Soleil Noir d'où émaneraient des rayons lumineux parallèles. L'Etre, c'est l'ensemble même de ces rayons, mais en outre, tous ces rayons sont "parallèles", c'est à dire qu'ils sont le même Rayon, ou qu'ils se reflètent réciproquement les uns dans les autres et expriment, tous et chacun, la même lumière infinie, à savoir: l'affirmation infinie de l'existence. Quel est le sens de ce mythe bref dont nous voudrions qu'il figure un des contenus conceptuels du spinozisme ?"[19]
Nous croyons pouvoir dire que chaque phrase à l'indicatif dans l'Ethique, puisqu'elle est une affirmation, est un rayon de l'être spinoziste. C'est pourquoi d'une part elle compose l'être, d'autre part elle est tout l'être: "...tous et chacun"..."expriment"..."la même lumière infinie". Bien sûr, certaines affirmations spinozistes sont plus chargées de sens que d'autres: et nous essayerons de les repérer et de les mettre en valeur. Mais à chaque fois qu'il y a affirmation, il y a "affirmation infinie de l'existence". C'est la possibilité ponctuelle de l'affirmation qui fonde l'Ethique dans la multiplicité systématique de ses affirmations; il y a bien "système d'affirmations" mais il n'y a pas tant affirmation d'un système qu'affirmation de l'affirmation. Il s'agirait de reconnaître en l'affirmation la condition autonome et structurelle du système: le système est forcément affirmation - et affirmations - mais l'affirmation n'est pas forcément système. Elle est d'abord possibilité grammaticale, ensuite possibilité philosophique ou poétique.
1) Spinoza gnomique
Il n'y a pas loin de là à faire de Spinoza un poète de l'affirmation. Nous avions remarqué dans la cinquième partie de l'Ethique que le temps présent était tr&e
grave;s majoritairement utilisé, et qu'il donnait au texte une vitesse particulière. Nous avions fait l'hypothèse que ce présent de la cinquième partie de l'Ethique était ce qu'on appelle en grammaire le "présent gnomique", présent des sentences et présent à valeur éternitaire. Le présent gnomique est une utilisation particulière de l'indicatif présent. Nous croyions, grâce à cette remarque, pouvoir rapprocher l'œuvre spinoziste de ce qu'on appelle "poésie gnomique", poésie par maximes et sentences dont la tradition remonte bien avant ce qu'on a pu appeler par la suite "philosophie". (Rappelons que Fokke Akkerman, dans le n°1 de Travaux et documents du groupe de recherches spinozistes, rapprochait un certain hiératisme du style spinoziste de la manière dont beaucoup de philosophies et de religions anciennes se présentaient.) Mais il se pourrait que notre hypothèse ne soit pas exactement justifiée, en ce qui concerne du moins la cinquième partie de l'Ethique et ceci pour deux raisons: la vitesse, et l'association.
- le présent gnomique n'est pas un temps qui puisse servir à exprimer la vitesse. Dans le cas présent, la vitesse est celle de la pensée et de l'intuition (de la Science Intuitive) qui comprend toutes choses en Dieu. Le présent des propositions de la cinquième partie de l'Ethique est un présent "foudroyant", et il dit moins la chose qu'il n'est débordé par elle: Salut, Amour intellectuel de Dieu, Béatitude. Le présent gnomique tel qu'on le définit en grammaire fait traîner le présent jusqu'à donner une impression d'éternité: il atteint l'éternité plus par la durée que par l'intensité. Le présent des propositions de la cinquième partie de l'Ethique dit bien la même chose que le présent gnomique, mais dans l'intensité d'une intuition: il n'est gnomique que par fulgurance; il n'est pas gnomique au sens traditionnel du terme.
- l'association est le fait que la cinquième partie de l'Ethique ne se comprend que dans une collectivité des esprits humains:
"Celui qui se comprend lui-même et qui comprend ses affects clairement et distinctement aime Dieu, et cela d'autant plus qu'il se comprend mieux lui-même et qu'il comprend mieux ses affects."
..........."Cet amour envers Dieu ne peut être corrompu ni par l'Envie, ni par la jalousie; il est au contraire d'autant plus favorisé que nous imaginons un plus grand nombre d'hommes liés à Dieu par un même lien d'amour." Prop. 15 et 20, EV.
Pour ce "plus grand nombre d'hommes liés à Dieu", le présent gnomique qui oppose un savoir à une ignorance dans une dichotomie durable ( puisqu'il pose la maxime sur un fond d'ignorance qui met celle-ci en valeur), n'a plus de raison d'être. Le présent gnomique correspond plutôt à la sagesse ancienne en ce qu'elle a d'inaccessible, et le temps éternel qu'il exprime est aussi le temps au cours duquel la maxime garde un caractère obscur. La communauté des esprits dans la Béatitude, au contraire, est un partage transparent de l'être, dans l'être et pour elle nulle maxime ne garde plus de pertinence, sinon celle qui dit "être": l'association, avec ce qu'elle implique de modernité, nous empêche donc de considérer Spinoza comme un gnomique. Mais ce qui est vrai pour la cinquième partie de l'Ethique ne l'est pas autant pour le reste de l'œuvre; en ce que l'Ethique a de préparatoire, en ce qu'elle a de démonstratif, elle prend certainement un ton gnomique; il faut noter que la cinquième partie est la seule à ne pas comporter de définitions: dans la cinquième partie le langage de l'Ethique n'est plus à mettre en œuvre. Or les définitions, qui affirment des notions nouvelles pour le lecteur, sont à lire et à considérer plus lentement que les inférences de la cinquième partie: elles apparaissent comme des sentences ou des maximes:
"On dit qu'une chose est finie en son genre quand elle peut être limitée par une autre chose de même nature. On dit qu'un corps, par exemple, est fini parce que l'on peut toujours concevoir un corps plus grand. De même une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un corps n'est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps."
..........."On dit qu'une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et quand c'est par soi seule qu'elle est déterminée à agir; mais on dit nécessaire ou plutôt contrainte la chose qui est déterminée à agir selon une loi particulière et déterminée." (Déf. II et VII, EI)
C'est dans les axiomes surtout (c'est en EI et en EII qu'ils sont les plus nombreux - sept en EI, dix en EII) que l'on peut reconnaître un ton gnomique:
"Tout ce qui est, est ou bien en soi, ou bien en autre chose."
"Ce qui ne peut être conçu par autre chose doit être conçu par soi."
"L'idée vraie doit s'accorder avec ce dont elle est l'idée." (Axiomes I, II, et VI, EII)
Mais la phrase la plus indéniablement gnomique de l'Ethique, c'est sûrement l'axiome II, EII:
"L'homme pense."
On reconnaît ici une affirmation pure, dont les implications sont encore à découvrir, mais qui a une valeur assertive et idéologique particulière. Cette phrase semble s'imposer, à travers toute l'Ethique, comme une vérité à reprendre toujours, dont l'affirmation pose à la fois l'extrême banalité et la nouveauté polémique. Dans le cas de cet axiome et de sa simplicité radicale il s'agit effectivement d'une banalité toute polémique, d'une simplicité polémique: cet axiome nie tous les dualismes, à commencer par celui de Descartes. On ne peut séparer le caractère polémique de cet axiome de son caractère d'excessive banalité; les dualismes sont niés sur le mode du fait, à l'indicatif, et la portée de cet axiome tient à son apparence banale, factuelle et objective. La réfutation tient à l'irruption saisissante, dans le langage, d'une réalité exprimée de la manière la plus simple possible.
On peut dire qu'il y a bien dans l'Ethique certains passages de type gnomique et que en tant que l'Ethique est un système d'affirmations elle hérite de cette tradition poétique qui fit de l'affirmation sa propre forme. Cela peut nous aider à mieux comprendre la place que prend l'Ethique dans la tradition philosophique, place très difficile à définir.
2) Modernité
Nous voudrions maintenant considérer le paradoxe qui fait que l'on puisse faire de l'Ethique le livre même de la modernité, d'une part, et d'autre part un livre de philosophie pérenne aux ramifications traditionnelles infinies. La prise en compte de ce problème doit nous amener à tâcher de replacer l'Ethique dans une histoire, ce
à quoi elle semble se refuser elle même.
a) Révélation/Révolution
L'Ethique a pour la conscience moderne une valeur très importante et très particulière. Même si ce n'est pas toujours explicite, Spinoza et son Ethique sont des figures inspiratrices des modernes quand pour ceux-ci l'idée de Révolution est essentielle à celle de modernité. On sait que Leibniz vit en Spinoza la figure annonciatrice de la Révolution qui pointait en Europe. C'est Spinoza en effet et non Descartes qui inaugure la modernité en tant qu'elle est révolutionnaire (on nous permettra de voir dans l'idée de Révolution le sens même de l'idée de modernité). Le livre de Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution montre comment l'Ethique, même mal comprise et mal traduite - le livre de Vernière décrit au fond comment on lut Spinoza avant qu'une traduction sérieuse n'en paraisse - a encouragé et inspiré les libres-penseurs du XVIIIème siècle. Il nous montre par exemple dans la figure de Sylvain Maréchal un idéologue spinoziste de la Révolution française. Sylvain Maréchal, "L'homme sans Dieu", l'auteur présumé du "Manifeste des égaux"[20] babouviste est l'auteur d'un calendrier des saints laïques, "L'almanach des honnêtes gens" où figure Spinoza, le vingt-quatre novembre, jour de sa naissance. On nous dit qu'il a lu Spinoza, et il trouve en lui de quoi soutenir son athéisme et sa volonté révolutionnaire.
Mais Spinoza influence aussi l'œuvre de Marx (Marx influencé lui-même par l'exemple de la Révolution française), de telle sorte que Louis Althusser put voir en lui "du point de vue philosophique"..."le seul ancêtre direct de Marx." (L. Althusser, Lire le Capital, II, Maspero, p.50) Spinoza eut aussi une place de choix dans la culture philosophique de cette modernité que fut l'URSS (G.L Kline, Spinoza in the Soviet Philosophy, New York 1952). En résumé, on a pu définir une tradition moderne et révolutionnaire qui va des libertins du XVIIème siècle (Gabriel Naudé, La Mothe le Vayer) aux marxistes de la fin de notre siècle et dont l'épicentre est Spinoza. A ce titre, Spinoza est la figure même de la modernité (comprise comme idéologie révolutionnaire) et l'Ethique en est la bible athée.
b) Philosophia perennis
Peut-on dater l'Ethique ? L'Ethique est une œuvre posthume; elle ne parait pas du vivant de son auteur et, selon les propres vœux de Spinoza, elle aurait dû paraître anonyme. Puisque, selon Cicéron, cité par Spinoza en EIII (définition de l'affect d'ambition, explication) "Même les philosophes qui écrivent des livres sur le mépris de la Gloire les signent de leur nom", il est logique qu'une œuvre vraiment désintéressée comme l'Ethique ne soit pas revendiquée. C'est pour des raisons philosophiques, et non seulement pour des raisons de sécurité et de commodité que l'Ethique devait être anonyme.
Le fait que l'Ethique paraisse après la mort de Spinoza contribue pour beaucoup à donner à, celle-là une allure intemporelle. Elle apparaît à ce moment dans la culture européenne avec l'allure immotivée qui sied aux révélations définitives; le livre peut venir d'Amsterdam ou d'ailleurs; il est écrit en latin, et est donc lisible par toute une classe cultivée; chacun peut en quelque sorte le reprendre à son propre compte dans le combat qui oppose la libre-pensée aux dogmatismes religieux. Cette ouverture de l'Ethique est sans doute à l'origine de sa diffusion très large, ou du moins de la diffusion de sa réputation, dans les siècles qui ont suivi, et à l'origine des multiples lectures qui en on été faites. Elle explique peut-être aussi que la trace de Spinoza puisse se retrouver un peu partout dans la modernité, chez Freud par exemple, sans que soit ressenti le besoin de faire une référence explicite ou sans que cette trace soit ressentie comme telle. Spinoza habite notre modernité et nous sommes habitués jusqu'à l'indifférence à cette familiarité; ou plutôt nous l'ignorons en ce qu'il est constitutif de notre modernité; en bref, s'il y a une œuvre dont on peut dire qu'elle tombe d'elle même dans le domaine public, c'est bien l'Ethique.
On peut donc dire que l'Ethique a un caractère intemporel et qu'elle se présente comme un livre éternel. Mais de quelle éternité s'agit-il alors? De l'éternité moderniste et révolutionnaire, ou de l'éternité des traditions philosophiques ? L'Ethique appartient-elle à la modernité ou pas? En fait, l'Ethique a la particularité curieuse d'être à la fois moderne et pérenne, rupture et traditions: autrement dit, elle est d'une modernité qui ne se laisse pas définir comme un moment de l'Histoire (le moment des Révolutions où l'on cru qu'il y aurait une fin de l'Histoire), et elle s'affirme dans un présent toujours possible. Sa particularité est donc de résumer de manière moderniste les traditions d'une "philosophia perennis": l'Ethique est le comble de la modernité; elle ne se contente pas de révolutionner l'avenir, elle retravaille aussi le passé qu'elle assimile et annule. Si l'Ethique peut être qualifiée de philosophie pérenne, c'est donc uniquement en rupture de toutes les philosophies pérennes; elle réussit le tour de force d'être philosophie pérenne révolutionnaire.
Pouvons-nous trouver à l'Ethique une place dans l'Histoire? Tout dépend de la manière dont nous appréhenderons ce livre: comme un livre unique et parfait ou comme un livre parmi les autres. Si l'Ethique est un livre parfait, elle vit à l'intérieur d'elle même et à l'extérieur de l'Histoire. Mais si elle vit aussi à l'extérieur d'elle même, en empruntant à un certain réel des référents et au langage courant ses formes, si l'on peut faire son histoire, alors elle se trouve prise elle-même dans l'Histoire; elle est datable et explicable; elle est lisible.
3) Présence
Sont maintenant rassemblées toutes les conditions de ce que nous appellerons "présence". L'Ethique libère en effet les possibilités d'un dire le vrai et d'une communauté dans le vrai qui ne sont rien moins que des possibilités anodines. En effet la possibilité qu'une "présence" soit vécue et dite tient à l'unité chez Spinoza du plan moral et du plan naturel. C'est l'unité de l'être qui assure la possibilité d'un discours "objectif", c'est à dire d'un discours qui ait du sens. La vie en commun, par l'équivalence et la reconnaissance mutuelle des sensations, est possible et dicible dans l'unité d'un être univoque. Le partage n'est rendu possible que par l'unit&
eacute; de l'être.
Or le discours au mode indicatif est ce discours du partage de l'être en chacun des présents. Il est la communicabilité sans drame, bien aussi rare que précieux. C'est par cette communicabilité que l'homme se reconnaît comme être un et cohérent, comme possibilité d'une parole, comme possibilité éthique. Cette réalisation de soi n'est possible que dans une conception moniste (logique) de la vérité qui, au rebours de celle de Kant, qui sépare règne de la Nature et règne des Fins, règne de la vie et règne du sens, comme au rebours d'une certaine conception cynique moderne, permet l'engagement de l'homme dans le combat qu'il jugera bon de livrer. Il s'agit de donner à l'homme, avec la possibilité d'une parole, la possibilité d'un sens. Alors la philosophie ne serait plus comme chez Kant renonciation, mais "beau risque", "kalos kindunein" suivant l'exemple socratique.
Le mode indicatif engage l'homme dans une politique, dans une philosophie, dans l'être enfin, être qu'il s'agit d'appréhender comme seul destin. C'est tout le contenu du spinozisme et de l'Ethique et on ne se lassera pas de considérer l'écart entre la conception kantienne et la conception spinoziste de la philosophie. Considérons avec inquiétude le divers que recouvre ce mot de philosophie: en quoi Kant fut-il philosophe, si Spinoza le fut, et vice-versa?
Le langage chez Spinoza serait un "dit". Il n'y aurait pas de langage en puissance. Le langage serait l'ensemble des faits de langage. Il serait "dit" du réel et "acte" réaliste. Le mode indicatif se caractériserait chez Spinoza par son caractère "meurtrier": meurtrier sur deux plans, celui du monde qu'il retranscrit en pure présence et celui de l'énonciation ramenée à une simple objectivation. Le langage de l'Ethique a donc la particularité d'être le "dit" d'une présence et, par un certain mimétisme, de se présenter lui-même comme cette présence se présente, affirmation pure, immotivation et illimitation.
Si Spinoza trouve dans le langage, et dans ce que le langage a de plus simple, le moyen d'exprimer sa philosophie, on peut dire qu'il n'y a pas tant chez lui critique des signes (comme dans le TTP ou le TRE) que critique du signe quand il ne porte pas, critique du signe qui manque l'être: il n'y aurait donc pas chez Spinoza critique unilatérale du signe, mais critique de l'équivocité éventuelle des signes: dans le TTP l'inconvénient des signes est qu'ils peuvent toujours être contredit par d'autres signes. Dans le cas d'un signe pertinent, d'un dit univoque de l'être, d'un certain langage à l'indicatif, l'expression peut passer par le signe. La clarté à laquelle Spinoza fait souvent appel au cours de l'Ethique (rappelons l'étonnante métaphore en EI, Prop. 33, Scolie I: "Ayant ainsi montré, plus clairement que par la lumière de midi...") est en elle-même un signe; mais un signe qui ne trompe pas; on pourrait donc corriger la hiérarchie des signes et de l'expression faite par Gilles Deleuze dans son ouvrage déjà cité Spinoza et le problème de l'expression, p. 268, au chapitre XVIII, "Vers le troisième genre": Deleuze fait de la connaissance du premier genre le domaine des signes (indicatifs, impératifs puis religieux), alors que commence avec la connaissance du second genre le domaine de l'expression ("expression" qu'il emploie d'ailleurs au singulier, ce qui montre bien que le problème n'est pas celui du signe ou de l'expression mais celui du singulier ou du pluriel - de l'univocité ou de l'équivocité de l'information). Par un progrès continu, par une surveillance rigoureuse, le signe indicatif peut devenir un vecteur adéquat du spinozisme, le langage peut devenir philosophie; et, comme il y a un langage du spinozisme, il y aurait un spinozisme du langage.
Avons nous su présenter notre idée dans sa simplicité la plus limpide ? "Le mode indicatif dans l'Ethique" c'est l'idée que dans une certaine parcelle du système on peut trouver le système tout entier: le mode indicatif dit l'Ethique. Nous nous sommes efforcés d'étudier les présupposés et les conséquences de cette idée. Nous avons tâché de faire ressortir le caractère remarquable d'une telle philosophie de l'indicatif derrière son apparente banalité. Nous avons voulu montrer que, au contraire, elle mettait en jeu l'idée d'engagement et l'idée même de philosophie. Il nous a semblé, ce faisant, donner de nouvelles raisons de penser aujourd'hui avec Spinoza.
1. Ethique, Introduction, traduction, notes et commentaires de Robert Misrahi, PUF 1990. Retour texte
2. Traduction Roland Caillois dans l'édition de La Pléiade. Nous citons en référence le texte latin correspondant, dans l'édition GEBHARD:
"Postquam me Experientiam docuit, omnia quae in communi vita frequenter occurunt vana et futilia esse: cum viderem omnia, a quibus et quae timebam, nihil neque boni, neque mali in se habere, nisi quatenus ab iis animus movebatur, constitui tandem inquirere, an aliquid daretur, quod verum bonum, et sui communicabile esset, et a quo solo rejectis caeteris, animus afficeretur; imo an aliquid daretur, quo invento et acquisito continua, ac summa in aeternum fruerer laetitia." Retour texte
3."Idea vera (habemus enim ideam veram) est diversum quid a suo ideato." Gebhard, II, p.14, l.13. Voir à propos l'article de Jean-Toussaint Dessanti, "Spinoza et la phénomènologie" dans Spinoza au XXème siècle. Dans cette article J.T. Dessanti décrit avec pertinence et humour l'importance de cette phrase "(habemus enim...)" pour la pensée contemporaine, et sa place particulière dans le spinozisme. Retour texte
4. Trad. Caillois, La Pléiade. Retour texte
5. Page 35: G. Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, p.173 (éd. de Minuit). Retour texte
6. Robert Misrahi, Le Désir et la Réflexion, éd. Gordon et Breach, p.216. Retour texte
7. "Dès le XVIème siècle Jules César Scaliger considérant que le verbe se définit par l'indication du temps jugeait essentielle la distinction des temps et superflue celle des modes dont un seul, l'indicatif, donnait le reflet véritable de la réalité, les autres n'étant que ses substituts commodes:
"Modus autem non fuit necessarius: unus enim tantum exigitur ob veritatem, ut dicebamus, indicativus; caeteri autem ob commoditatem potius." Grand dictionnaire des lettres Larousse, article "indicatif".
Ceci nous permet de rappeler que c'est là même l'opinion de Spinoza, exprimée dans son Abrégé de grammaire hébraïque, chapitre XIII, de la conjugaison:
"Voyons maintenant les changements que subissent ces noms en tant qu'ils sont exprimés aux différents modes. Les Hébreux, il est vrai, n'ont pas accordé une grande importance à cette question. En effet, de même que les prépositions seules, ou la construction de la phrase, permettent de distinguer les différents cas, ainsi seuls certains adverbes, en règle générale, permettent de caractériser les modes. Avec raison la plupart des peuples ont négligé comme une chose tout à fait superflue de modifier les noms à cause des différents cas; la distinction en modes semble tout à fait superflue. En effet, à ma connaissance, aucun peuple n'a séparé le mode interrogatif du mode indicatif et pourtant nous ne voyons naître de là aucune confusion. Aussi au temps où l'hébreu était une langue florissante, aucune confusion ne pouvait naître de ce que tous les modes, sauf l'impératif s'exprimaient par l'indicatif."Retour texte
8. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard 1947. Retour texte
9. Nous voudrions signaler de manière tout à fait incidente une autre œuvre, non scientifique, qui semble avoir été écrite "more geometrico", selon un paradigme spinoziste: Théorème, de Pier Paolo Pasolini. Pasolini commence son œuvre par un "énoncé" divisé en "données". Il place un appendice à la fin de la première partie. La deuxième partie est entrecoupée de "corollaires". Que ceci nous aide simplement à comprendre comment une œuvre peut être d'inspiration géométrique sans être un traité de géométrie. Retour texte
10. Martin Heidegger, Essais et Conférences, "Logos" p.257. Retour texte
11. A. Negri, L'Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza, p. 322. Retour texte
12. Les citations qui suivent sont tirées de Spinoza au XXème siècle, article de Pierre Macherey "La dissociation de la métaphysique et de l'éthique. Russell lecteur de Spinoza." Retour texte
13. B. Russell, Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les évènements sociaux et politiques de l'Antiquité jusqu'à nos jours.Retour texte
14. Citation tirée de l'article de P. Macherey dans Spinoza au XXème siècle. Retour texte
15. Voir à propos de "savoir indiciaire" l'article de Carlo Ginzburg, "Traces", dans Mythes, traces, emblèmes. Il y aurait des rapprochements plus précis à faire entre Spinoza et la notion de "savoir indiciaire" inventée par C. Ginzburg dans cet article. Retour texte
16. Martin Heidegger, "Logos", p.256. Retour texte
17. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression. Retour texte
18. Robert Misrahi, Le Désir et la Réflexion, p.246 à propos de l'idée et de la chose. Retour texte
19. R. Misrahi, Le Désir et la Réflexion, p.226. Retour texte
20. Maurice Dommanget, Sylvain Maréchal, l'Homme sans Dieu - L'auteur du manifeste des égaux, éd. Cahiers de Spartacus. Retour texte
Œuvres de Spinoza:
Ethique, traduction de Robert Misrahi. PUF 1990.
Traité de la réforme de l'entendement, éd. de La Pléiade 1954.
Traité théologico-politique, idem.
Abrégé de grammaire hébraïque, Vrin, 1968.
Textes originaux: Spinoza opera, éd. Carl Gebhard Heidelberg 1925 réed.1972.
Commentateurs et autres:
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions éd. Garnier Flammarion 1991.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Pléiade 1988.
Jean Lacroix, Spinoza et le problème du salut, PUF 1970 (collection SUP).
Aristote, Organon, II, Vrin, 1989.
Bloch, Spinoza au XXème siècle, PUF 1993.
B. Russell, Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les évènements sociaux et politiques de l'Antiquité jusqu'à nos jours, Gallimard 1952.
A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard 1947.
Louis Althusser, Lire le Capital, II, Maspero 1965.
Travaux et documents du groupe de recherches spinozistes (presses de l'université de Paris Sorbonne) n°1, 1989, et n°4, 1992.
Antonio Negri, L'Anomalie sauvage - Puissance et Pouvoir chez Spinoza, PUF 1982.
Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes et traces Nouvelle bibliothèque scientifique -Flammarion 1989.
J. Derrida, De la grammatologie, éd. de Minuit 1969.
Gilles Deleuze, Spinoza philosophie pratique, éd. de Minuit 1980, Spinoza et le problème de l'expression, éd. de Minuit 1968.
Robert Misrahi Le Désir et la Réflexion publication Gramma, éd. Gordon et Breach 1972.
Spinoza et le pensée française avant la Révolution, PUF 1982, collec. "philosophie d'aujourd'hui".
G.L. Kline, Spinoza in the Soviet Philosophy, New York 1952.
Maurice Dommanget, Sylvain Maréchal, l'homme sans Dieu éd. "Cahiers de Spartacus" Paris 1950.
Martin Heidegger, Essais et Conférences collec. TEL Gallimard 1992.
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