08/2007

Zourabichvili avait raison

Commentaire de La langue de l’entendement infini, de François Zourabichvili (Cerisy, 2002)

Dans ce texte récent mais peut–être un peu méconnu, François Zourabichvili pose une question que nous estimons fondamentale pour une lecture contemporaine de l’Ethique : qui parle ?

À cette question, nous aimerions en rattacher une série d’autres, au fil du commentaire que nous nous proposons de faire : de quoi nous parle l’Ethique ? Quel est l’objet du discours de Spinoza ? Et enfin, pourquoi lit–on l’Ethique aujourd’hui ?

Zourabichvili replace tout d’abord ses “remarques” dans le contexte d’une “préoccupation assez caractéristique des études spinozistes contemporaines : l’attention portée au langage de Spinoza, non moins qu’au rapport de Spinoza au langage.”

Il souhaite ensuite passer de ces “remarques” à “l’élucidation d’une difficulté importante, voire écrasante, que tout lecteur éprouve mais qui ne rencontre ordinairement que silence et déni …”

Cette difficulté est “la logique de l’entendement infini, qui se met en place dans la IIe partie de l’Ethique …” Il faut remarquer qu’il ne la présente pas sous la forme d’une question, mais sous celle d’une affirmation. C’est–à–dire que cette notion “difficile” est problématique en elle–même, et non pas au regard de ses relations avec une autre notion. C’est–à–dire que même si cette logique se met en place dans la IIe partie de l’Ethique, elle est un problème d’origine, et pas un problème second. C’est une difficulté fondamentale, d’ordre positif et affirmatif.

Pour Zourabichvili, la “logique de l’entendement infini” implique une “langue de l’entendement infini”, les deux expressions étant quasiment synonymes ou du moins équivalentes : “Spinoza ordonne cette logique à la mise en place de certaines règles qui déterminent une nouvelle manière d’énoncer, ou à l’instauration de ce qu’à certains égards on peut appeler une langue spéciale (bien qu’il continue d’écrire en latin).”

“Logique” et “langue” sont ordonnées l’une à l’autre ; la recherche sur la “logique” ou “langue” de l’entendement infini est donc inséparable du souci contemporain concernant le langage de Spinoza. C’est réaffirmer une fois encore qu’il n’est pas futile de s’intéresser au langage de Spinoza, à la façon dont Spinoza s’exprime, car de ce point de vue on peut passer directement à l’étude d’une difficulté majeure du spinozisme. Il ne s’agit pas d’intégrer le système spinoziste ou de rester à ses portes. Il ne s’agit pas forcément d’être comme ces philosophes “qui jugent des choses d’après les noms, et non pas des noms d’après les choses”.

Un article sur le langage de Spinoza va permettre de faire une enquête sur “la logique de l’entendement infini”, “les concepts d’idée inadéquate et d’idée adéquate”, “le concept de pensée sub specie aeternitatis” et “la théorie de l’éternité de l’esprit”.

Zourabichvili se donne deux points de départ dans le texte spinoziste : un passage de la lettre 32 à Oldenburg et le corollaire II, 11, celui suivi par le scolie du lento gradu mecum.

Pour faire le commentaire de son texte, nous allons tout d’abord en passer par un présupposé un peu opposé. Alors qu’il se donne finalement comme « vrai point de départ » le corollaire de l’Ethique, nous allons faire le contraire. Nous allons choisir la lettre comme vrai point de départ. Ce choix se fonde sur le présupposé selon lequel il y a plus de spinozisme dans une lettre de Spinoza à un ami que dans le grand œuvre qui lui est ordinairement attribué, l’Ethique. Nous pensons en effet que la parole de Spinoza se fait mieux entendre dans une lettre dont l’attribution autorale est sûre, ou du moins revendiquée, que dans un traité dont ni l’auteur, ni la date de composition ne se font voir.

Nous estimons aussi que, dans la mesure où Spinoza se donne dans cette lettre l’objectif de mettre son système de pensée à la portée d’un ami qui n’a pas son génie, il s’agit d’un texte proprement pédagogique, mettant réellement en œuvre la pédagogie du lento gradu mecum que l’Ethique ne fait après tout que proclamer.

Le choix de ce présupposé est méthodologique. Il doit précisément nous permettre de mieux affronter cette « difficulté importante, voire écrasante de la pensée de Spinoza » à laquelle Zourabichvili fait allusion, et à laquelle il consacre son texte. Selon lui, les démonstrations de la seconde partie de l’Ethique « font intervenir des formulations complètement inhabituelles qui n’ont rien à voir avec un usage simplement rigoureux du vocabulaire. » Alors que le lecteur de l’Ethique se trouve face à un OVNI langagier, un livre formulé dans une langue qui ressemble au latin mais qui est en fait une « langue spéciale », partir d’une lettre doit nous permettre de trouver des traductions de l’Ethique dans une langue moins spéciale, et nous permettre de frayer ainsi un chemin entre la pensée sublime de Spinoza et sa compréhension par des esprits plus banals.

“Pour ce qui est de l’esprit humain, j’estime aussi qu’il est une partie de la nature; je pose en effet qu’il y a dans la nature une puissance infinie de penser, qui en tant qu’infinie contient en elle objectivement la nature toute entière, et dont les pensées procèdent de la même manière que la nature qui est assurément son idéat. Je pose en outre que l’esprit humain est cette même puissance, non en tant qu’elle est infinie et perçoit la nature toute entière, mais en tant qu’elle est finie et perçoit seulement un corps humain, de sorte que je conçois l’esprit humain comme une partie de quelque entendement infini.”

Dans ce texte Spinoza dit “Je”. Il dit “je conçois l’esprit comme …”. Sous nos yeux se dessine donc le lien entre l’homme Spinoza et sa philosophie. Cette façon de parler est beaucoup plus directe que les propositions et les démonstrations sidérales de l’Ethique. Cela nous aide à faire une première traduction de la pensée spinoziste : il considère la nature comme un entendement infini dont l’esprit humain est une partie ; la nature est d’une part étendue, d’autre part pensée et ceci de façon tout à fait réversible. Il y a intelligibilité intégrale du réel et réalité intégrale de l’intelligible.

Dire que l’esprit/corps humain est une partie de la nature infinie, c’est nier qu’il puisse y avoir une quelconque discontinuité tant au niveau de l’ensemble des corps qu’au niveau de l’ensemble des esprits ; d’ailleurs il n’y a pas de nature humaine.

Alors que cet extrait de la lettre à Oldenburg se déroule sur un seul plan, le corollaire II, 11 de l’Ethique qui correspond à l’exposition doctrinale de la même idée est la mise en parallèle de plusieurs niveaux de langage. Les niveaux de langage sont en fait deux, le « courant » et le « dépaysant », mais il y a aller et retour. Zourabichvili dit que ce corollaire présente deux traductions, successivement un thème et une version.

« De là suit que l’esprit humain est une partie de l’entendement infini de Dieu ; et dès lors, quand nous disons que l’esprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’esprit humain, autrement dit en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit humain, a telle ou telle idée ; et quand nous disons que Dieu a telle ou telle idée, non seulement en tant qu’il constitue la nature de l’esprit humain, mais en tant qu’il a en même temps que l’esprit humain également l’idée d’une autre chose, alors nous disons que l’esprit humain perçoit une chose en partie, autrement dit de manière inadéquate. »

Ces quelques lignes font achopper notre compréhension par deux fois : d’abord comment peut–on dire que « Dieu … s’explique par la nature de l’esprit humain … » ?

Ensuite pourquoi, Dieu ayant en même tant que l’idée de l’esprit humain l’idée d’une autre chose, devrait–on dire que l’esprit humain perçoit une chose de manière inadéquate ?

On peut essayer de faire un tableau :

Langue communeSens de traductionLangue de l’entendement infini
L’esprit humain perçoit telle chosethème Dieu, en tant qu’il constitue la nature de l’esprit humain, a telle idée
L’esprit humain perçoit une chose de manière inadéquate version Dieu, en tant qu’il constitue la nature de l’esprit humain et celle d’une autre chose, a telle idée

On peut remarquer que la première proposition en langue commune, « L’esprit humain perçoit telle chose » est en quelque sorte théorique parce que percevoir « telle chose » est en fait moins déterminé que concevoir « une chose en partie » (en partie – en particulier). La première proposition en langue de l’entendement infini, « Dieu a telle idée » est donc un B–A > BA mais c’est seulement en passant à la seconde que l’on rentre dans le vif du sujet. En effet, le but du corollaire est de définir ce qu’est pour l’esprit humain « percevoir une chose de manière inadéquate ». Autrement dit, traduire le cas de perception le plus courant en langue de l’entendement infini.

à première vue, la langue de l’entendement infini est une irruption du mot « Dieu », en tant que sujet, dans une phrase qui se recompose autour de lui.

L’esprit humain est une partie de l’entendement divin, mais c’est Dieu qui a telle ou telle idée « en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit humain ». Cela doit vouloir dire que Dieu et l’esprit humain ne font qu’un. La réalité appelée « esprit humain » est conçue du point de vue du fini. La réalité appelée « Dieu » est conçue du point de vue de l’infini. Le passage de la langue commune à la langue de l’entendement infini, d’un modèle narratif commun au modèle narratif « philosophique », est la substitution d’un sujet à un autre : l’esprit humain n’a pas d’idées, c’est Dieu qui a des idées. Le fait que nous autres humains ayons des idées n’a rien d’individuel. Il est dû à notre participation à une réalité plus vaste, un entendement infini.

Dieu – en tant qu’esprit humain – est une partie de Dieu – en tant qu’entendement infini.

On peut alors comprendre le deuxième point : « Dieu, ayant en même tant que l’idée de l’esprit humain l’idée d’une autre chose … l’esprit humain perçoit une chose en partie », cela veut dire que l’esprit humain a cette idée d’une autre chose mais cette idée est inadéquate (et non pas fausse) parce que la chose est perçue de façon isolée.

Dieu – l’entendement infini – est la source de toutes nos idées, qu’elles soient adéquates ou inadéquates. Dieu a nos idées.

Zourabichvili décrit ainsi le « nouveau régime de phrases » :
1. « il utilise quatre opérateurs, quatenus (en tant que), simul (en même temps que), tam … quam (autant … que), tantum (autant) » : les quatre permettent d’établir des liens entre les propositions et de les faire dériver les unes des autres, jusqu’à celle qui sera considérée la plus proche de la réalité.
2. « il n’admet qu’un sujet, dont tout ce qui arrive se dit (Deus) » : la substance devient le seul sujet possible de toute action.
3. « il implique un certain nombre de règles de synonymie, par exemple « être considéré comme affecté par » = « s’expliquer par » = « constituer » = « avoir » » : la signification de tout verbe dérive vers celle d’ « avoir », mais on peut faire l’hypothèse que cet « avoir » n’est qu’un aspect de « être ». Tous les verbes ont le verbe « être » pour signification profonde.

Il semblerait que ce « nouveau régime » tende vers la simplicité ontologique radicale. La nouvelle façon de raisonner, qui est une nouvelle façon de s’exprimer, fait de Dieu le seul entendement et le seul sujet du langage ; mais c’est un sujet pour lequel le langage est vain. Toute phrase peut être ramenée à la proposition « Dieu est ».

Pourtant l’Ethique n’est pas écrite entièrement dans une nouvelle langue qui serait celle de l’entendement infini. Elle ne se résume pas à la proposition « Dieu est ». Sa constitution matérielle est faite des différentes langues qui la composent, ensemble, sans jamais l’emporter complètement sur les autres : la langue latine qui représente le choix de s’adresser au plus grand nombre de nations, mais peut être aussi le néerlandais, l’espagnol (sa probable langue maternelle), ou l’hébreu qui se font entendre en elle, (Meschonnic, Poème de la pensée, p. 219), la langue géométrique qui interpelle l’esprit scientifique et enfin la langue de l’entendement infini. Notre tableau fait apparaître que du côté de la langue commune « de l’entendement fini » on trouve déjà l’expression proprement spinoziste d’ « idée inadéquate ». Par ailleurs, la langue de l’entendement infini est zébrée par les segments de phrase introduits par les opérateurs d’équivalence, qui signifient chacun l’irruption d’un autre niveau de langue au sein même de la nouvelle langue. En bref, la langue de l’entendement infini est inséparable de son propre interprétariat. Ce qui signifie que le langage philosophique que Spinoza emploie pour l’écriture de l’Ethique n’est pas la langue de l’entendement infini que découvre Zourabichvili, mais qu’elle est un composite dont la logique ultime est contenue par cette langue. L’Ethique n’est pas le livre d’une seule langue, mais de plusieurs qui s’emboîtent les unes dans les autres, se nourrissent l’une de l’autre pour donner l’objet matériel – le livre, le texte – grâce auquel nous faisons connaissance avec la philosophie de Spinoza.

Cependant, la découverte, par François Zourabichvili, de cette nouvelle langue de l’Ethique qui serait en quelques sortes la langue–pilote des autres vient à point nommé pour renouveler notre façon d’aborder Spinoza. Elle nous permet de comprendre ce qui rend ce livre si difficile à aborder pour le lecteur contemporain, malgré la séduction qu’il exerce sur lui.

Ce qui nous aura perturbé à la lecture de l’Ethique, c’est l’écart entre ce que nous croyions lire et ce que nous lisions. Alors que nous croyions lire un livre, alors que nous croyions lire un philosophe, nous lisions Dieu. Alors que nous avions du langage une conception liée à la communication entre des pôles distincts, nous faisions face à un phénomène discursif dans lequel se confondent émission et réception. Ces notions d’ « émission » et de « réception » perdant en fait toute validité, car le langage profond de l’Ethique n’est tout simplement pas un langage de communication. Il ne sera même pas suffisant d’en faire un langage de l’affirmation pure. C’est un langage d’exposition et d’oblitération, un langage aveuglant.

C’est ici qu’il faut rappeler que Spinoza souhaitait que son livre soit publié sans nom d’auteur. Ce fait n’a peut–être pas été suffisamment pensé. Peut–être ne se considérait–il pas lui–même comme le véritable auteur de ce livre, mais comme le simple metteur en scène d’une incommensurable vérité. Et il ne s’agit pas de modestie. Dans la perspective de la logique de l’entendement infini, une signature, dans la mesure où elle est une marque du fini, serait purement et simplement un défaut de fabrication. L’explication commune du choix de l’anonymat par le Caute semble insuffisante, d’autant plus que l’Ethique n’est parue qu’après la mort du philosophe. Avec l’Ethique, il a plutôt voulu faire en philosophie ce qu’Euclide avait fait en mathématiques avec ses Eléments :
« Euclide … est aisément explicable pour tous et en toutes langues ; pour saisir sa pensée, et être assuré d’en avoir trouvé le vrai sens … il est inutile de connaître la vie de l’auteur, le but où il tendait et ses mœurs, de savoir en quelle langue il a écrit, pour qui, en quel temps, non plus que les fortunes de livre … Ce que je dis d’Euclide, il faut le dire de tous ceux qui ont écrit sur des matières qui de leur nature sont perceptibles. » (Tractatus théologico–politicus, chap. 7, pages 727–728 de la pléïade)

La “logique de l’entendement infini” est une difficulté écrasante du spinozisme parce que la « langue étrangère » qui se fait entendre dans les propositions et leurs démonstrations n’est ni le latin, ni le more geometrico, tous deux « langues étrangères » pour la vie quotidienne du XVIIème siècle, comme pour la nôtre. Ces deux manières de distancier l’Ethique par rapport au discours commun ont à voir, de façon symétrique, avec la véritable langue étrangère de l’Ethique, vers laquelle elles doivent tendre et qu’elles doivent évoquer : un langage divin.

La difficulté écrasante du spinozisme relevée par Zourabichvili, c’est que l’Ethique est le projet d’une prosopopée de Dieu (sive, de l’entendement infini, sive, de la Raison). Elle est d’autant plus écrasante que nous autres, lecteurs contemporains, sommes plus ou moins éloignés de toute conception divine.

Mais il faut aussi former l’hypothèse que c’est justement cette difficulté qui nous attire vers Spinoza. Il a écrit dans un environnement où la religion prédominait dans tous les domaines de la vie, et où il n’était pas pensable de ne pas croire en un « Dieu ». Il s’est partiellement opposé à cet environnement en définissant de nouveaux liens entre l’homme et ce que l’homme appelle « Dieu ». Il a rendu Dieu à l’homme, par l’entremise de la Raison, mais n’a jamais professé l’athéisme. L’Ethique affirme « que l’existence de Dieu est une vérité éternelle. » (E1, Prop. 20, Cor. 1). Spinoza est passé pour athée, mais il est impossible de faire une lecture rigoureusement athéiste de son grand œuvre. Ensuite sont venus les siècles que l’on qualifie de « modernes », caractérisés par la confiance en une Raison toute–puissante, dont l’homme serait le dépositaire, et une sécularisation croissante. Cet horizon séculier est le nôtre, et c’est pour en retrouver le sens que nous nous tournons vers Spinoza. Pour son invention d’une Raison qui a des caractéristiques divines mais qui est pleinement humaine, il est une des grandes références de l’époque séculière et nous pouvons retrouver dans sa philosophie les forces, mais les contradictions aussi, de nos infrastructures morales personnelles.

Pourquoi faudrait–il suivre Spinoza, lento gradu secum ? A quoi nous demande–t–il de renoncer au moment d’accepter la logique de l’entendement infini ? A notre façon coutumière de penser, quelques soient ses qualités et ses défauts, quel que soit l’attachement qu’on y porte. Il ne s’agit plus de penser en « je ». Il s’agit de pénétrer un pays où l’« intellectus dei » se substitue à la « mens humana ». C’est une perspective qui a pu paraître plus séduisante à certains moments de l’histoire qu’à d’autres. Mais aujourd’hui, qui croit que sa mens humana est un simple élément au sein d’une entité intellectuelle infinie ?