Comment peut-on dire une vérité objective si le langage ne fait pas partie de la raison? Un court passage de l’Ethique concentre toute l’ambiguïté du spinozisme à ce sujet. Dans la deuxième partie, après avoir affirmé que “L’esprit humain a la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu” (proposition 47), Spinoza explique ce que peut être l’erreur selon lui, dans la mesure où elle est exclue de l’esprit tel qu’il le conçoit: “la plupart des erreurs consistent seulement en ceci que nous n’appliquons pas correctement les noms aux choses”. L’erreur se trouve ainsi rejetée du côté du langage, de l’imagination et des corps. Malgré l’identité symétrique esprit - corps affirmée dans la proposition 7, “L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses”, le philosophe doit en effet rendre compte du non-philosophique: le domaine de l’imagination, duquel la plupart des hommes ont le plus grand mal à sortir. Si notre esprit est toujours dans le vrai, pourquoi errons-nous? Comment cette possibilité nous est-elle seulement donnée? A rebours, comment nos corps accédent-ils à la vérité éternelle et infinie de l’esprit?
A ce moment de l’Ethique, le raisonnement de Spinoza fait de l’erreur une simple illusion, une vapeur sans substance: “... lorsque les hommes se trompent dans un calcul, c’est qu’ils ont dans l’esprit d’autres nombres que ceux qu’ils ont sur le papier. Et donc si tu regardes leur Esprit, ils ne se trompent pas, assurément”, explique-t-il. Le passage sur lequel nous voulons insister, également repéré par David Rabouin dans Vivre ici (PUF), succède à celui qui utilise l’exemple des mathématiques. Il est encore plus frappant parce qu’il s’agit d’une scène de la vie quotidienne: “... tout comme je n’ai pu croire que se trompait celui que, récemment, j’ai entendu crier que sa maison s’était envolée dans la poule du voisin, parce que sa pensée me semblait assez claire.”
Il faut imaginer le philosophe accoudé à la fenêtre de sa maison de Rijnsburg. Ses sens lui rapportent une exclamation venue d’une maison voisine: “Ma maison s’est envolée dans la poule du voisin!” Pour Spinoza, cette phrase n’existe pas en tant que telle. Elle est traduite immédiatement dans sa pensée par une autre formulation, muette: “Il veut dire par là que sa poule s’est envolée dans la maison du voisin.” Fin de l’histoire. Les lois physiques exposées quelques pages auparavant dans l’Ethique impliquent qu’une maison, composée de grandes surfaces, est un corps composé plus dur qu’une poule, composée de petites surfaces. En conséquence, les poules se meuvent plus facilement que les maisons. Une analyse physique confirmée par l’expérience rationalisée. Les poules peuvent voler. Les maisons ne peuvent pas voler. Donc pour l’esprit de Spinoza, il n'y a pas de maisons dans les poules des voisins, jamais. Il y a des poules dans les maisons des voisins, peut-être.
Pour présenter le raisonnement spinoziste, qui s’intéresse ce que pense cet homme par opposition à “ce qu’il dit” et à “la manière dont il le dit”, au nom de “la vérité” et de “la connaissance”, David Rabouin met cette phrase en parallèle avec une autre, dont il fait un modèle qui l’éclaire: “Que m’importe que vous continuiez à dire (et qui ne le fait?) que le soleil se lève, si vous pensez que c’est la terre qui tourne?” (p.55) Quand nous disons “le soleil se lève”, nous ne pensons pas que le soleil est en mouvement par rapport à la terre, car nous savons bien que la terre tourne autour de lui, et notre phrase commune veut dire autre chose que ce que ses mots signifient. Elle veut dire “le jour commence”, et tout le monde la comprend ainsi. Si l’on s’intéresse à la pensée, explique Rabouin, on écarte spontanément ce voile du langage. Si l’on s’intéresse au langage par contre, il faut “le faire sérieusement”, en prenant en compte le “langage réel” et non une “duplication idéale” de celui-ci.
Mais en mettant en parallèle ces deux phrases, David Rabouin met justement en place l’ébauche d’une duplication formelle du langage réel. Car elles sont en fait très différentes, malgré leur vague ressemblance (utilisation d’un vocabulaire familier + affirmation), et ne portent pas le même type de message. La seconde est une expression toute faite qui peut se retrouver dans toutes les bouches, et qui, si elle a eu à l’origine un sens figuratif, est désormais une métaphore passée dans le langage courant, qui a le même sens pour tout le monde. Ce n’est pas du tout ce qui se passe avec la maison dans la poule du voisin, qui est une expression à occurence unique, précisément située dans l’espace et le temps, et idiosyncrasique. Ce n’est pas une métaphore. Il y a un tout autre enseignement à en tirer. Elle nous dit quelque chose du corps et de l’esprit d’un voisin de Spinoza à cette époque, de la façon dont il est à la fois dans l’erreur et dans la vérité. Elle nous dit aussi en un éclair quelque chose de la place que prend le langage dans la pensée de Spinoza. C’est un accroc de l’Ethique.
Il se passe deux choses étranges avec cette anecdote. D’abord, c’est que le sens véritable de la phrase que Spinoza a entendu est désigné dans celle-ci, malgré sa malformation, et même grâce à elle. Le locuteur a été comme freiné dans son délire par une certaine résistance des mots, désignant eux-mêmes leur place logique dans la phrase. Malgré leur déplacement, visible, évident ("je n’ai pu croire”), le sens réel est immédiatement compréhensible ("sa pensée me semblait assez claire”). Le mot “poule” fait signe qu’il n’est pas à sa bonne place dans la phrase, de même que le mot “maison”. A la faveur du clair-obscur de cette anecdote (la pensée est “assez claire”, “satis perspecta”, mais elle n’est pas tout à fait claire), apparaîtrait donc une logique interne au langage. Contrairement à ce qu’expose la théorie des trois genres de connaissance dans le deuxième scolie de la proposition 40, pour laquelle la connaissance par signes que permet le langage est de l’ordre de l’imagination, et non de celui de la raison. D’après cet exemple, il semble que les mots aient leur propre sens, et que les hommes les articulent les uns aux autres suivant des règles nécessaires. De façon spontanée, et non au terme d’une réforme du langage par la raison.
Ensuite, et c’est encore plus troublant, l’interprétation spinoziste annule l’existence d’un fait. En effet, elle ne permet pas de comprendre pourquoi la phrase qui a été prononcée a pris cette forme, et laisse en l’air un phénomène sans substance. Bien sûr, Spinoza a expliqué pourquoi le langage était le lieu de l’erreur. Insuffisamment connecté à l’esprit, il est soumis à l’influence des “corps externes”. En roue libre, il associe les mots entre eux selon des règles subjectives à chacun, comme l’explique la proposition 18 d’Ethique II. Le mot “pomum” évoque pour un Romain un fruit à pépins ou à noyau. Pour le latiniste contemporain, il fera d’abord penser à une pomme. En voyant la trace d’un cheval dans le sable et en ayant le mot “cheval” à l’esprit, un paysan pensera au labour de son champ, un soldat au départ pour la guerre. Le langage est fondé sur l’ordre des affections du corps. Cela ne le condamne pas à la fausseté, mais à l’imprécision subjective. Par ailleurs, dans le Traité théologico-politique, Spinoza assure "qu'il n'a pu venir à l'esprit de personne de corrompre une langue", c’est à dire que les pratiques langagières subjectives peuvent dépasser le cadre des individus pour régir les pratiques de tout un peuple. Sinon, on ne pourrait pas se parler.
Oui mais, quelles règles nous reste-t-il pour expliquer la genèse d’une phrase absurde? Qu’est-ce qui permet de distinguer le langage cohérent de l’incohérent? Il y a là comme un vide. Pour Spinoza, la phrase qui a été prononcée par son voisin ne veut rien dire. Il ne se pose pas la question de remonter le cours du cheminement mental dont elle est l’aboutissement. Du coup, il se prive peut-être d’autres informations dont elle serait porteuse.
Une interprétation freudienne évoquerait un lapsus. En intervertissant les mots, cet homme a probablement trahi des sentiments ambigüs vis-à-vis de son voisin. A-t-il peur qu’il lui vole ses poules? A-t-il envie de lui voler des poules? Il parle tout de même de “la poule du voisin”. Pourquoi ne pas prendre en compte cette visée? Il dit que sa propre maison “s’envole”. Trouve-t-il la maison du voisin plus grande et plus solide que la sienne? Il y a là tout un domaine psychologique lié à la jalousie que Spinoza choisit d’ignorer et qui disparaît, momentanément, de sa cartographie. Sans compter que rien ne prouve qu’une poule quelconque ait effectivement franchi une limite quelconque de propriété. Cette phrase pourrait avoir été stimulée par un autre évènement indiscernable par l’auditeur, et la pensée “assez claire” entrevue par Spinoza serait alors un parfait fourvoiement.
Bien sûr, nous objectera-t-on, c’est seulement dans la troisième partie de l’Ethique que Spinoza expose sa psychologie, à laquelle il entend donner la rigueur d’une géométrie: “... je considérerai les actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps” (Ethique III, préface). Si “la maison dans la poule du voisin” est l’expression d’un affect, il doit être possible de retracer le chemin physique qui est à son origine, et d’expliquer comment elle a pu se composer. Pourquoi c’est elle qui a été dite, et non sa version rationnelle. Le problème c’est que Spinoza n’aborde pas la question du langage dans sa théorie des affects. Il ne prévoit pas le moyen de distinguer dans le phénomème physique du langage le vrai du faux, l’imaginaire du rationnel. Et on comprend bien que le projet d’une physique ou d’une géométrie du langage, qui devrait s’appliquer à la diversité infinie des langages humains, semble délirant.
Autre problème, dont David Rabouin a fait le sujet de son livre. L’Ethique de Spinoza est tiraillée entre deux modèles mathématiques: l’axiomatique euclidienne d’un raisonnement par causes et conséquences, et une génétique interne des processus. Le projet du “more geometrico” ne peut pas fonctionner dans la physique dont dispose Spinoza au XVIIème siècle, pour laquelle l’espace était une donnée univoque et évidente. Par contre, suppose Rabouin, il pourrait peut-être fonctionner dans le cadre de la géométrie contemporaine, qui a fait éclater la notion d’espace. Une mise à jour scientifique du spinozisme qui, selon nous, n’est pas non plus susceptible de rendre compte de l’ambivalence du langage sur lequel il est finalement fondé. Cette ambivalence en effet met à mal tout espoir de reconstituer un jour un système spinoziste à la fois complet et cohérent. Le sacrifice de la substance auquel procède Rabouin ne peut rien y changer. Que l’on invoque Euclide ou Riemann, il n’y a pas plus de maîtrise géométrique des affects à espérer que d’esprit éternel et infini de Dieu auquel participer.
Le mystère de la maison dans la poule du voisin reste entier.
Laurent Martinet
27 septembre 2014