Dans l’Ethique, Spinoza dit: “... je n’ai pu croire que se trompait celui que, récemment, j’ai entendu crier que sa maison s’était envolée dans la poule du voisin”. Parce qu’à l’aide de sa raison, il interprète spontanément que la poule s’est envolée dans la maison du voisin. Dans Sur l’idée même de schème conceptuel (1973), le philosophe analytique américain Donald Davidson conteste l’idée qu’il puisse y avoir différentes façons incompatibles de dire le monde: des “schèmes conceptuels” qui seraient ceux d’individus ou de cultures entières, et qui ne seraient pas traduisibles entre eux. Il donne l’exemple d’un point de vue sur deux voiliers: “Si vous voyez un ketch sur l’eau et que votre compagnon dit “regarde ce beau yawl”, vous faites face à un problème d’interprétation [nous soulignons]. Une des premières possibilités est que votre ami a pris ce ketch pour un yawl, et a formé une croyance fausse. Mais si sa vision est bonne et le point de vue dégagé, il est bien plus probable qu’il n’utilise pas le mot “yawl” de la même manière que vous, et qu’il a bien vu la position du mât arrière sur le voilier qui passait.” Le mât arrière d’un ketch étant implanté devant le gouvernail, celui d’un yawl derrière.
Pour Spinoza, la vérité d’une phrase ne tient pas seulement à l’ordre dans lequel les mots qui la composent ont été ordonnés. Pour Davidson, elle ne tient pas seulement à leur sens habituel. Pour l’un comme pour l’autre, cette vérité doit être évaluée en fonction de son interprétation dans le cadre d’un monde commun, donné simultanément. C’est sous l’influence de ce cadre général que la maison redevient poule, et que le yawl redevient ketch. Davidson ayant clairement revendiqué sa filiation spinoziste (“kinship with Spinoza’s views”, dans Spinoza’s Causal Theory of the Affects, 1993), cette comparaison poule - ketch permet de dégager la théorie du langage qui pourrait être commune à tous les deux.
Le ketch est un exemple “trivial” qui permet à Davidson d’illustrer sa théorie de l’interprétation radicale de toute phrase sans interposition de schème conceptuel. “Nous faisons tout le temps ce genre d’interprétations spontanées, en choisissant de réinterpréter les mots pour maintenir une théorie de la croyance qui tienne la route”, explique-t-il. “De tels exemples permettent de souligner comment on interprète des anomalies grâce à un arrière-plan de croyances communes et une méthode de traduction efficace”.
Ces anomalies sont en effet exemplaires. L’anomalité, chez Davidson, c’est justement le caractère du monisme corps/esprit. Son monisme est “anomal”, parce qu’il ne peut pas y avoir de lois psychologiques strictes pour prévoir les effets de l’esprit sur le corps. C’est par là qu’il semble se différencier de Spinoza, qui a posé dans la troisième partie de l’Ethique les principes d’une psychologie rationnelle, voire presque mécanique. Chez Spinoza, l’ensemble moniste corps/esprit est censé obéir intégralement à des lois invariables. Mais on pourrait dire que le monisme de Spinoza est anomal aussi, dans la mesure où les progrès de l’esprit dans la compréhension de son corps sont la plupart du temps, et pour la plupart des gens, limités.
L’exemple de l’anomalie “yawl” illustre donc un mode de fonctionnement universel. “Voilà ce qui compte: si tout ce que nous savons, ce sont les phrases qu’un locuteur tient pour vraies, et que son langage ne semble pas être le nôtre, alors nous ne pouvons pas faire le moindre premier pas vers l’interprétation sans connaître ou supposer beaucoup de ses croyances. Puisque la connaissance des croyances ne vient qu’avec la capacité à interpréter les mots, la seule possibilité pour commencer est de supposer un consensus général sur les croyances [nous soulignons]. Nous arrivons à une première approximation de théorie complète en assignant aux phrases d’un locuteur des conditions de vérité qui sont validées (dans notre opinion) au moment même où ce locuteur les tient pour vraies.”
La théorie de l’interprétation de Davidson repose sur un principe de charité qui stipule que les croyances doivent toutes pouvoir se croiser au moins en un point: “Nous n’avons pas d’autre choix que la charité; que ça nous plaise ou pas, si nous voulons comprendre les autres, nous devons considérer qu’ils ont raison la plupart du temps”. Ce principe de charité correspond assez exactement à ce qui était chez Spinoza un principe de rationalité, excluant l’erreur de l’esprit humain: “Et donc si tu regardes leur Esprit, ils ne se trompent pas, assurément” (Ethique 2, proposition 47).
Nos deux philosophes n’accordent aucune substance aux équivoques, chassées du sens profond du langage. Les lois dont dépend le langage déjouent l’usage que peuvent en faire ses locuteurs, et les incompréhensions ne sauraient être que ponctuelles. Il y a une univocité du monde qu’une traduction consensuelle est toujours susceptible d’atteindre et de transmettre. Dans la mesure où le voisin de Spinoza n’est pas dément, et où l’ami de Davidson a la vue claire, il faut leur donner raison.
Davidson est un philosophe issu de la tradition analytique, dans laquelle le langage est un élément central. Spinoza est un rationaliste, pour qui le langage est surtout un écran de fumée devant la vérité. Mais pour l’un comme pour l’autre, ce n’est pas un simple filet jeté sur le monde pour le décrire. Ce n’est pas un instrument dont l’homme dispose à sa guise, selon une conception des plus courantes. En effet le langage ne se laisse pas cerner par l'utilisation apparente qu'en font les hommes. Il ne se situe pas entre l’homme et le monde, mais fait à la fois partie de la société humaine, qui le pratique, et du monde, qui lui donne son sens ultime. C’est un élément du monde. Nous avons précédemment tenté de décrire chez Spinoza les bases d’une physique du langage, qui en ferait un phénomène finalement méta-humain (Le spinozisme du langage, PUPS 2013). Chez Davidson, le langage prend place au sein d’un triangle formé par deux locuteurs devant s'interpréter l'un l'autre face au même monde. Selon Pascal Engel, la théorie de l'interprétation de Davidson est "un triangle dont les trois sommets sont le langage, la pensée et l'action; on ne peut déterminer l'un des facteurs sans déterminer les autres" (Davidson et la philosophie du langage, 1994). Un processus que Davidson appelle dans une conférence de 1997 "la triangulation du monde". Le partage prime. La situation de communication détermine l'élaboration langagière.
Outre l’hypothèse d’un monde unique donné malgré les discordances langagières, qu’est-ce qui rassemble Spinoza et Davidson? Une théorie de l’accès au vrai. Davidson veut en finir avec le dualisme esprit/monde, qui présente l’esprit comme un schème conceptuel appliqué sur le monde: “nous ne pouvons pas dire de façon intelligible que des schèmes sont différents, mais nous ne pouvons pas non plus dire de façon intelligible qu’ils se fondent un en seul”. Son texte fait partie d’un débat avec William Van Orman Quine, qui dans Les deux dogmes de l’empirisme (1951), a réfuté la pertinence d’une distinction entre jugements analytiques, vrais ou faux dans l'absolu, et jugements synthétiques, vrais ou faux en vertu d'un fait extérieur. Pour Davidson, la distinction entre esprit et monde que conserve Quine est le dernier dogme de l’empirisme.
C’est pourtant de Quine que vient la théorie de l’erreur insignifiante. Dans Les deux dogmes, il oppose l’ensemble de notre connaissance et de nos croyances “de facture humaine” à l’expérience, qu’il ne rencontre que “sur ses bords”. Le champ de notre connaissance est “sous-déterminé” par rapport à ses “conditions frontalières”. Mais le rejet d’une distinction analytique/synthétique permet à Quine de dire: “Tout jugement peut être tenu pour vrai en toutes circonstances, tant que l’on procède à des ajustements assez drastiques quelque part dans le système. Même un jugement très proche de la périphérie [donc proche de l’expérience, donc de type “synthétique”, NDR] peut être tenu pour vrai, envers et contre une expérience récalcitrante, en plaidant l’hallucination ou en révisant certains jugement appelés lois physiques”. Où l’on retrouve à la fois la poule, et le ketch.
Qu’est-ce que gagne Davidson en abandonnant ce troisième dogme de l’esprit comme “schème conceptuel”? Une théorie de la connaissance objective qui le rapproche du rationalisme de Spinoza. Le fait que l’esprit ne soit pas à l’écart du monde lui permet de réintroduire la notion très classique d’une vérité indépendente de tout schème conceptuel: “En abandonnant le dualisme du schème et du monde, nous n’abandonnons pas le monde, mais nous rétablissons un contact direct avec les objets familiers dont les caprices font la vérité ou la fausseté de nos opinions”. Ces “caprices” sont les “expériences récalcitrantes” de Quine, mais c’est une façon plus fluide de les intégrer à une ontologie.
Avec ses deux amis anglophones amateurs de sport nautique, Davidson a réduit au minimum l’écart culturel qu’on peut trouver entre esprits. Il s’agit quasiment d’un monologue, au cours duquel un mot aurait été mis pour un autre, par un lapsus sans conséquence. Cela manque peut-être d’une expérience de l’altérité, pour un philosophe universitaire américain qui ne semble pas avoir beaucoup voyagé. Mais cet exemple suppose surtout que l’esprit ne soit pas chose individuelle. Un trait commun avec Spinoza, pour qui les esprits humains sont des parties de l’esprit divin. Davidson a abandonné tout référence au divin. Mais il garde le monde. Pour lui comme pour Spinoza, il y a toujours une vérité univoque qui peut se dire à propos du monde, en toutes langues, parce que celui-ci est directement commun à tous les esprits.
Laurent Martinet, 2015
Bibliographie
Donald Davidson, On the very idea of a conceptual scheme (1973), traduction personnelle
Donald Davidson, Triangulating the world (1997), conférence donnée à la Minnesota University
Pascal Engel, Davidson et la philosophie du langage (1994), PUF
William Van Orman Quine, Two dogmas of empiricism, (1951), traduction personnelle
Spinoza, Ethique, (Seuil), traduction Bernard Pautrat