06/2007

L'hyperspinozisme de Pierre–François Moreau

Le livre de Pierre–François Moreau, Spinoza – L’expérience et l’éternité, paru aux PUF en 1994, représente certainement un tournant dans l’étude de Spinoza. Pour la première fois, l’expérience, un concept qui pour les commentateurs classiques était rejeté en dehors du système (selon ce que PMF appelle la « théorie standard »), se voit proposer un « statut central » en son sein.

Ce nouveau point de vue a d’autant plus d’importance que le spinozisme est une philosophie vivante, redécouverte tout au long du vingtième siècle, qui ne cesse de séduire de nouveaux « adeptes ». Comment expliquer cela, s’il ne s’agit que d’un rationalisme intégral propre au 17ème siècle ? Comment expliquer que Spinoza paraisse plus actuel à de jeunes étudiants que Rousseau, Kant, Kierkegaard ou Sartre ? Il faut bien que leur lecture ait été la rencontre entre leur expérience et quelque chose dans la philosophie spinoziste, en particulier dans l’Ethique. « Il faut expliquer comment il peut [le système spinoziste] établir un dialogue avec son lecteur possible » (p. 556).

À travers l’étude de ce concept « d’expérience », le projet de PMF est de comprendre comment « une philosophie constitue son rapport à son extérieur, et, ainsi, se situe elle–même » (p. 4). En effet, on a peut–être bien compris, depuis les toutes premières lectures et selon les modalités propres à chaque époque, la philosophie de Spinoza telle qu’elle apparaît dans l’Ethique et aussi dans ses « banlieues » – le Traité de la réforme de l’entendement, le Traité théologico–politique, les Principes de la philosophie de Descartes, la Grammaire hébraïque, la correspondance, etc. Ce qui reste par contre mystérieux, ce sont les voies par lesquelles cette philosophie nous parle. De même que l’écriture de l’Ethique pose un problème logique bien souligné par Alexandre Kojève dans son Introduction à la lecture de Hegel (« l’Ethique explique tout, sauf la possibilité qu’elle ait été écrite »), sa lecture en pose un. Il y a un choc à la lecture de Spinoza qui peut frapper le cocher du roman de Malamud et l’intellectuel le plus complexe. Mais par où passe ce choc ?

Il serait temps d’abandonner les explications de type magique (comme « l’Ethique est le plus grand livre du monde ») pour essayer d’y voir plus clair.

Redonner à l’expérience un « statut central » dans le spinozisme, ce pourrait être retrouver le spinozisme vivant à partir de sa peau : constitué et situé. Retrouver la trace des apports extérieurs de la périphérie du système jusqu’à son cœur. Comment s’organisent les flux d’informations ? Comment s’organise la circulation de l’air ? Comment l’Ethique respire–t–elle ? En répondant à ces questions nous devrions enfin comprendre pourquoi, depuis trois siècles, nous lisons Spinoza.

Mais qu’est–ce qu’intégrer l’expérience à ce système philosophique ? Le choix de PMF est d’en passer par le Traité de la réforme de l’entendement ; passage obligé, puisque c’est le seul ouvrage autobiographique de Spinoza. C’est l’objet de la première partie, « Certitudo ». Ensuite, on passe à l’Ethique dans une deuxième partie plus copieuse, « Experientia ». Mais nous estimons que le livre se noue et se dénoue à un seul endroit, au début de cette seconde partie, dans un chapitre intitulé « Déterminations et limites de l’expérience ». Plus précisément dans la deuxième partie de ce chapitre qui en compte trois, intitulée « Ce que l’expérience n’est pas ».

« Ce que l’expérience n’est pas »
PMF approche l’experientia spinoziste par une série d’exclusions, de « démarcations », la première étant que « l’expérience ne se réduit pas à l’expérience vague. »

A priori, on ne saurait le nier, puisque les deux notions coexistent dans le corpus. « L’expérience vague » est quasiment synonyme d’erreur, dans le TIE où elle apparaît en seconde position dans la hiérarchie des genres de connaissance, comme dans l’Ethique où elle est première. Par contre, le terme « expérience » utilisé sans adjectif revient fréquemment avec un sens plus positif (« Experientia docet »). Mais cela signifie–t–il que les deux notions sont conceptuellement distinctes ?

Si c’est le cas, il y a donc une « experientia » qui, tout en étant rattachée à la connaissance du premier genre, échappe à sa malédiction cognitive. Cette « experientia » ressemble en fait à une préfiguration de la connaissance du second genre car elle est abstraction : « Il s’agit d’un énoncé qui n’affirme ni une perception (même s’il se réfère à beaucoup de perceptions) ni un universel, du moins de la façon dont le fait la connaissance ». Mais il s’agit bien d’un énoncé qui se réfère à beaucoup de perceptions et qui affirme d’une certaine façon un universel. Exemple : « Il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes. » (p. 258)

Cependant la place d’ « experientia » dans l’architecture cognitive spinoziste est extrêmement réduite : elle ressemble plus à une concession au parler vulgaire, voire à un élément de rhétorique, qu’à une notion philosophique. PMF note la grande fréquence du mot « experientia » utilisé seul. Mille occurrences du terme ne peuvent être opposées à une seule de la formule « experientia vaga » placée à un endroit aussi stratégique que l’énoncé de la hiérarchie des modes de connaissance dans le scolie 2 de la proposition XL de l’Ethique : c’est bien là que le mot « expérience » prend un sens spinoziste. L’expérience spinoziste est « vague » dans la mesure où elle émane du « vague » de l’imagination, c’est–à–dire de la faculté qu’a l’imagination d’appréhender le mouvant. Elle est vague dans le sens où elle n’est en fait jamais fondée. Cet adjectif « vague » ne vient pas s’ajouter à un concept clos d’ « expérience ». Il fait retour sur l’expérience pour la qualifier dans sa nature même.

Il n’est pas nécessairement significatif de trouver souvent le terme « expérience » utilisé seul. Il peut faire partie du matériel langagier récupéré par Spinoza pour l’édification de son œuvre. Et sa fréquence serait alors le symptôme même de son vide significatif. Il n’est donc pas évident que l’expérience ne se réduise pas à l’expérience vague, si l’expérience vague représente l’imagination en général.

« Pluralité d’expériences possibles » ou pluralité « d’usages possibles de l’expérience » ? Ce n’est pas la même chose. Pourtant, du constat de la pluralité des usages, PMF est passé à l’hypothèse de la pluralité des expériences.

En outre, l’hypothèse des deux expériences implique une structure cognitive plutôt instable : d’abord, l’imagination qui se tient comme un socle en deçà du vrai et du faux. Ensuite, à partir de l’imagination, les deux premiers genres de connaissances qui sont « le registre du faux ». à côté d’eux, et non procédant d’eux, la connaissance du second genre qui se fonde directement sur l’imagination. Les deux premiers genres de connaissance représentent une impasse cognitive absolue. L’expérience vague et la connaissance ex–signis ne sont pas susceptibles de progrès. Cependant, quelque part autour de cette structure, il y aurait une « experientia » digne de foi car elle est « forme d’enseignement » et non pas « mode de connaissance ».

Mais qu’est–ce que l’imagination si elle n’est pas nourrie par l’expérience vague et par la connaissance ex–signis ? C’est une imagination vide, bien difficile à concevoir. Un tel réceptacle intellectuel ressemble plutôt à la faculté combinatoire de l’entendement. C’est ce que semble d’ailleurs reconnaître PMF : « On pourrait même suggérer qu’il y a trois types d’imagination (…) : l’imagination vive, l’imagination pratique, l’imagination puissante. (…) ; la troisième qui favorise la comparaison, donne l’homme d’entendement » (p.255).

C’est–à–dire que pour que le schéma cognitif soit valable il faudrait supposer deux terreaux différents pour les deux grandes familles cognitives. Un qui serait l’imagination, l’autre qui serait déjà l’entendement (« l’imagination puissante »). Exit la fondation expérientielle du spinozisme.

Il est impossible de discréditer complètement « l’expérience vague » du point de vue philosophique. Et il n’y a aucun sens à fonder à côté d’elle une autre « expérience » qui n’aurait presque aucun rapport avec elle.

L’expérience n’est pas l’expérimentation ?
La seconde distinction introduite par PMF concerne l’expérimentation scientifique, qui se retrouve également à part. On sait, d’après sa controverse avec Boyle, que Spinoza a pratiqué l’expérimentation scientifique.

L’expérimentation scientifique est, contrairement à l’expérience vague, une expérience construite. Il ne s’agit pas d’observer la pluie tomber, mais de provoquer un phénomène artificiel aux fins d’observation. Cet artifice doit nous permettre d’approcher de la connaissance des choses singulières, inaccessible sinon. Les différences qui émergent entre Spinoza et Boyle concernent l’interprétation d’une telle expérience : Boyle a décomposé du salpêtre en vapeurs de peroxyde d’azote et en carbonate de potasse. Il en a conclu que le salpêtre se composait de ces deux éléments. Pour Spinoza, le salpêtre n’était composé que des vapeurs de peroxyde d’azote. Le carbonate de potassium est un élément parasite.

Pour Boyle, l’expérience a été une décomposition, et donc une définition de la chose, tandis que pour Spinoza il s’agit d’une simple métamorphose. Mais en fait, il a tort, et pour des raisons théoriques bien particulières. Pour lui, la matière est une, et il n’y a aucune raison que les choses singulières soient décomposables. La mathématique est la seule science. Il n’y a pas de chimie.

Malgré ses qualités de scientifique, Spinoza n’est pas passé à la postérité comme scientifique.

Mais pourquoi exclure l’expérimentation de l’expérience spinoziste ? PMF trace une ligne temporelle : experientia concerne le passé, l’expérience vague, le présent, experimentum ou l’expérimentation, le futur. C’est une seule et même ligne, qui ne se peut tronçonner, surtout pour cette notion indissolublement liée à celle du temps.

L’expérience n’est pas l’expérience mystique ?
Dans un troisième temps, PMF s’attache à démontrer qu’il n’y a pas d’expérience mystique chez Spinoza. C’est surtout le mot « mystique » qu’il attaque. Pour lui, il y a bien une « expérience de l’éternité », qui est une « expérience métaphysique ». C’est cette expérience qui est décrite dans la phrase « At nihilominus sentimus experimurque nos aeternos esse » (Ethique V, prop 23, scolie), sur laquelle tous les questionnements sur le mysticisme de Spinoza se fondent.

Mais ce n’est pas l’expérience « mystique », car « Spinoza ne parle jamais de l’expérience comme de quelque chose qui serait réservé à certains individus (p. 291) ». Comme l’expérience est « ce que tout le monde sait » (comme « sentimus … nos aeternos esse », elle ne peut être mystique ; il n’y a pas de mystique de tout le monde.

Il reste cependant des problèmes. Comment une expérience de ce type est–elle possible, alors que la partie de l’âme concernée n’a pas de « structure mémorielle » ? Il y a une « sensation de l’intellection, qui est l’équivalent de la mémoire » (p. 542). Il y a les « yeux de l’âme », qui sont les démonstrations, mais aussi une espèce de conscience commune de l’éternité qui est confondue avec l’immortalité : une banalité de l’éternité.

Au faîte du spinozisme, pas d’« expérience de contact avec l’Absolu » (p. 289), mais une « connaissance » (p. 293). Absolue ?

On voit qu’ici, la cohérence du système est soumise à de fortes pressions. Le « nos aeternos esse » reste mystérieux alors que son interprétation balance entre sublime et trivial. Pourquoi alors persister à voir de la cohérence là où il n’y en a plus ? Pourquoi refuser le caractère « mystique » à l’« expérience de l’éternité » ? Le « nos aeternos » n’est–il pas la meilleure preuve qu’il n’est pas possible de réserver à la notion d’expérience un contenu purement philosophique ?

Quelle expérience reste–t–il ?
Mais ce qui est ainsi défini par ces trois exclusions, c’est une expérience purement philosophique. Ce n’est pas le tout de l’expérience, et en fait ce n’est pas ce qui fait la richesse de la notion. Pour lui rendre toute sa richesse, il faudrait dire au contraire :
– L’expérience comprend l’expérience vague
– L’expérience est aussi l’expérimentation scientifique
– L’expérience est aussi l’expérience mystique

L’expérience, la vraie, englobe tout ce qu’on peut retrancher d’elle. Elle n’est pas complètement intégrable au système. Pour réintégrer une notion d’ « expérience », PMF a dû en fait éliminer deux de ses composantes essentielles : l’expérience vague et l’expérience mystique.

Ce sont deux composantes de l’expérience et du spinozisme à la fois. Deux composantes de bordure. L’expérience vague est une bordure extérieure, car c’est à elle que la philosophie s’oppose en se constituant. Mais pour PMF, il y a une « différence absolue » entre le premier genre de connaissance et les deux suivants (p 261, note 4.). Il s’oppose en cela à d’autres commentateurs (Franck, C. De Deugd) qui ont travaillé sur le premier genre de connaissance dans une optique de continuité avec les autres.

Mais si la différence est vraiment absolue, on ne voit plus bien de quel terreau « l’experientia » philosophique peut se nourrir. On ne voit pas non plus comment une doctrine spinoziste de l’expérience peut être compatible avec une théorie de la discontinuité absolue des genres de connaissances.

L’expérience mystique, par contre, est une bordure intérieure. Elle fait bien partie du spinozisme, bien que son sens proprement spinoziste reste assez mystérieux.

On ne voit pas du tout à quelle unité d’expérience le concept élaboré par PMF se rapporte. C’est une chimère. Et il n’est guère étonnant que, confrontée à la lettre à Simon De Vries, pièce maîtresse de la « théorie standard », la chimère tienne la route. Revisitée ainsi, « confirmative », « constitutive » ou « indicative », elle n’est que le docile auxiliaire de la Raison.

Le rationalisme absolu
Comme tout ce qui venait avant « Déterminations et limites de l’expérience » avait un caractère introductif, tout ce qui viendra après aura un caractère déductif : le déroulé des trois « champs de l’expérience » que sont le langage, l’histoire et les passions. Langage, histoire et passions sévèrement subordonnés à une expérience sévèrement subordonnée à la philosophie.

En fin de compte, quelle aura été la nécessité d’élaborer un concept d’ « experientia » philosophique pour PMF ? Tout simplement celle de permettre l’hypothèse d’un spinozisme « rationalisme de l’expérience », qui ne serait « ni un empirisme, ni un pur déductivisme » (p. 261), c’est–à–dire d’un rationalisme véritablement « absolu » pour lequel l’expérience ne serait qu’un paramètre de plus. Cette distillation du concept d’expérience lui permet de poser en conclusion un « ordre expérientiel » sous–jacent à « l’ordre géométrique » (p. 553). Ce traitement homogène de la Raison et de tout ce qui l’entoure, la dépasse et la déroute permet une nouvelle clôture du système : un hyper–spinozisme.

Cette théorie tend à faire voler en éclats les bordures organiques du système – qu’il était tout d’abord question de décrire – au profit d’un spinozisme sans limites. Elle repose sur la théorie dogmatique de l’idée vraie (« verum index sui »), à laquelle PMF semble accorder finalement plus d’importance qu’à celle des trois genres de connaissance : le premier genre ne comptant pas si l’expérience vague n’est pas l’expérience, le troisième étant quelque peu chimérique si l’expérience mystique ne l’est pas non plus.

Il s’agit plutôt d’un réaménagement de la « théorie standard » que de sa contradiction nette.

C’est une seconde victoire du dogmatisme qui n’en demandait pas tant. Et ce triomphe rationaliste ne nous explique pas comment Spinoza reste lisible aujourd’hui malgré les défaites successives de cette Raison moderne dont il est un des inventeurs.