02/2008

Grammaires spinozistes

En tant que lecteur de Spinoza, j’ai toujours ressenti à la fois une grande fascination et une grande perplexité face à l’Ethique. Au fond, je ne comprends pas quel peut être le sens des multiples affirmations contenues dans ce livre. Telle, par exemple : « L’homme pense » (EII, axiome II). Ou encore : « Celui qui imagine la destruction de ce qu’il hait se réjouira » (E. III, prop. 20). Ce n’est pas que je n’en comprenne pas le sens littéral, bien sûr. Ce que je ne comprends pas, c’est plutôt l’origine et la destination de pareilles phrases. Ce n’est donc pas la signification qui m’échappe, mais plutôt le sens, au sens le plus fort du terme. Mais de quoi parle–t–il ? Que désigne–t–il ? A qui s’adresse–t–il ? Une rafale de questions qui reviennent toujours sans que je puisse leur donner une réponse satisfaisante.

Il ne s’agit pas de se demander quel est le sujet du livre (c’est l’« éthique » ou la « philosophie », ce qui constitue un sujet particulier hautement valable) mais quelle est l’origine de son discours et quelle est sa destination : vers quelles réalités pointe–il ? En d’autres termes : parle–t–il vraiment de nous ? Et fait–il de nous les destinataires d’un message quelconque ?

Ces interrogations m’ont amené à prêter depuis plusieurs années une attention quasi maniaque au langage de Spinoza.

Le spinozisme décharné que j’étudie ressemble à une grammaire : un système normatif de signes linguistiques. Dans cette optique, les propositions de l’Ethique ont autant à nous apprendre par leur forme que par leur signification apparente. Ainsi la proposition 20 de E. III ne parle pas tant de la destruction, de la haine et de la joie, que nous avons pu personnellement rencontrer dans notre vie, que de logique. C’est une double formulation du principe de non–contradiction : Soit P (par exemple, « moi ») et son opposé non–P (par exemple, « ce que je hais »), toute affirmation de non–P est négation de P et toute négation de non–P est affirmation de P (réjouissance).

La proposition illustre la soumission du langage aux règles logiques de l’entendement. Mais d’autre part, comme chacune des propositions de l’Ethique, elle contient cet enseignement subliminal : qu’il est possible de décrire le monde. Grammaire, donc, dans la mesure où il y a articulation entre des règles de formation des phrases – des règles qui semblent se rapporter toutes à la logique – et l’entreprise d’une description du monde – soit, l’invention d’un langage.

François Zourabichvili, dans « La langue de l’entendement infini » (Cerisy 2002) semble faire précisément la même hypothèse. Bien qu’il n’utilise pas une seule fois le terme « grammaire » dans son texte, il décrit l’Ethique comme « la mise en place de certaines règles qui déterminent une nouvelle manière d’énoncer, ou à l’instauration de ce qu’à certains égards on peut appeler une langue spéciale ».

Mise en place de règles, détermination d’une manière d’énoncer, instauration d’une langue : il s’agit quasiment de la définition de la grammaire que l’on peut trouver dans le dictionnaire : « 1. Ensemble des règles phonétiques, morphologiques et syntaxiques, écrites et orales, d’une langue ; étude et description de ces règles. » (Larousse)

Cette grammaire logique qui affleure dans l’Ethique ne se contente pas de fixer des normes. C’est également une grammaire du vrai. Elle ne permet que des énoncés vrais. En ceci, elle outrepasse les grammaires courantes qui donnent les règles d’usage d’une langue sans se mêler de la vérité ou de la fausseté des énoncés. De quel ordre est ce dépassement ? Concerne–t–il la grammaire elle–même, en visant son achèvement dans le vrai ? Ou bien est–il purement philosophique, constituant une sorte de malentendu sur ce que sont les grammaires, et sur ce que peut le langage ?

Mais l’hypothèse d’une Ethique–grammaire peut paraître proprement scandaleuse à un spinoziste, pour lequel l’Ethique n’est ni plus ni moins que « le temple de la Raison » (L. Vinciguerra). L’étude des outils – le livre et son langage – lui paraîtra être perte de temps et malentendu sacrilège, quand c’est la vérité qui se tient là, miraculeusement offerte.

Faisons un détour. Spinoza a bien écrit une grammaire, l’Abrégé de grammaire hébraïque (Vrin, 1968, 1987, 2006). Cet Abrégé a longtemps été négligé par les études spinozistes, considéré comme une sorte d’accident de parcours du philosophe. Dans leur introduction, ses traducteurs français, qui ont fait reparaître ce texte en 1968, rappellent qu’ils ont eu du mal à faire admettre sa réintégration dans le corpus spinoziste, et plus encore à lui faire reconnaître un intérêt philosophique.

Nous voulons éviter de surdéterminer le fait que Spinoza ait écrit cette grammaire hébraïque. Il suffit de noter pour le moment que les considérations d’ordre linguistiques ne lui sont pas étrangères. Il s’intéresse au langage, à l’outil. Un autre de ses ouvrages, mieux connu celui–là, le Traité théologico–politique (TTP) peut être considéré comme un ouvrage purement linguistique, puisqu’il est l’étude minutieuse du texte de l’ancien testament. Son raisonnement critique est soutenu par de multiples observations sur « la langue des Hébreux ».

Quelle lecture philosophique est–il possible de faire de l’Abrégé ? Bien que nous ne connaissions pas l’hébreu, nous allons tenter de nous y initier, à la seule fin de comprendre quelle conception Spinoza pouvait se faire du langage, en général.

L’ouvrage est inachevé. Il lui manque une « Présentation » des caractéristiques générales de l’hébreu et une « Syntaxe » pour le clore. Les trois premiers chapitres traitent des consonnes et des voyelles. Seules les consonnes sont des « lettres », à proprement parler. L’alphabet compte vingt–deux consonnes : Alef, Bet, Gimel, Dalet, Hé, Vau, Zaïn, Ghet, Tet, Jot, Kaf, Lamed, Mem, Nun, Samech, Hgain, Pé, Tsadé, Khof, Res, Schin, Thau. Les voyelles « ne sont pas des lettres, mais sont comme l&rsq uo;âme des lettres » (p. 43, chapitre trois, Des voyelles). On en compte neuf : pathag, khamets, ségol, tséré, shéva, ghirekh, gholem, kibbuts, shurekh. à part le « o » et le « ou », elles sont écrites sous la lettre, ce qui indique probablement leur caractère subordonné. L’introduction nous a appris qu’elles n’ont été introduites dans l’écriture qu’à partir du VIIe siècle après JC. (p. 12–13)

Le quatrième chapitre traite des accents, qui ne semblent pas se distinguer très nettement d’une ponctuation. Ils servent à « séparer ou à relier les parties du discours et en même temps à élever ou à abaisser le ton des syllabes » (p. 53).

Le cinquième chapitre traite du nom. Spinoza, opposant le latin à l’hébreu, donne à ce moment une caractéristique de ce dernier : alors que le discours latin se divise en huit parties (nom, adjectif, pronom, verbe, adverbe, préposition, conjonction, interjection), « tous les mots hébreux ont la valeur et les propriétés du nom » (p. 65).

Il y aurait ainsi en hébreu six espèces de noms :

– les substantifs
– les adjectifs
– les prépositions
– les participes
– les infinitifs
– les adverbes

Le chapitre six traite du singulier et du pluriel, le sept du masculin et du féminin.

Arrêtons–nous au chapitre huit, « Du régime du nom ». Spinoza introduit ici la différence entre « état absolu » et « état de régime » :

« Les choses sont exprimées ou bien de façon absolue ou bien en relation avec d’autres choses. Dans ce dernier cas, la relation a pour but de les indiquer de façon plus claire et plus expressive. Par exemple : le monde est grand : dans cette phrase, le terme monde est exprimé à l’état absolu. Mais dans la phrase : le monde de Dieu est grand, le terme monde est à l’état relatif, état qui l’exprime de façon plus efficace ou qui l’indique de façon plus claire. C’est ce qu’on appelle l’état de régime. » (p. 85).

Les noms subordonnés ainsi à « l’état de régime » subissent des modifications qui affectent tant les consonnes que les sons (voyelles), en particulier, semble–t–il, au niveau de la dernière et de l’avant–dernière syllabe du mot. Dans la suite du chapitre, Spinoza donne les règles de modifications des consonnes et des voyelles selon leur place dans le mot. Par exemple : « Dans les noms qui se terminent par la lettre Hé précédée de la voyelle khamets ou de la voyelle gholem le Hé est changé en Thau et le khamets en pathag » (p. 86)

De façon remarquable, il n’hésite pas à inventer de véritables néologismes au nom de la logique de la langue. (p. 87–88)

Il y a donc dans sa grammaire l’idée qu’une langue doit obéir intégralement à certaines règles logiques. L’usage n’est pas la seule règle de la langue, puisque des formes verbales qui devraient exister n’existent peut–être pas encore ou ne sont tout du moins pas attestées dans l’Ecriture. Le projet de Spinoza est de faire « la grammaire de la langue hébraïque » au lieu de faire, comme les autres, « la grammaire de l’Ecriture » (p. 80). C’est ainsi qu’une forme d’accord féminin proposée au chapitre six de la grammaire mais inconnue dans l’Ecriture a pu être attestée dans un texte du XVème siècle (p. 18, introduction, puis p. 70–71). Spinoza est en mesure de prévoir logiquement l’existence d’un mot, de même que Copernic décrit les mouvements de la terre et des autres planètes avant que l’invention de la lunette astronomique ne permette de vérifier sa théorie. Il est le Copernic de l’hébreu.

Cet ensemble de règles modificatrices concernant l’état de régime va être généralisé à toute la langue :

« De même que les terminaisons des substantifs ont eu pour origine celles des adjectifs et des participes, ainsi les changements que subissent les noms à l’état de régime ont pour origine les modifications des infinitifs et des participes. En effet, tous les noms hébraïques (et ceci est connu de tous les hébraïsants) sont formés selon des modèles verbaux. » (p. 89)

On a donc deux grandes règles pour rendre compte des similitudes de modifications des mots hébreux :

– « tous les mots hébreux ont la valeur et les propriétés du nom »
– « tous les noms hébraïques sont formés selon des modèles verbaux »

Ces deux règles fondent l’ontologie de la grammaire hébraïque spinozienne. Une troisième vient s’ajouter pour décider de sa dynamique :

– « tous les noms régissent le génitif ou sont régis par le génitif » (p. 96)

La grammaire hébraïque de Spinoza est une combinatoire de l’hébreu, organisée à partir de la « relation génitivale » (p. 14, introduction) de l’état de régime à l’état absolu.

A quel point la grammaire hébraïque de Spinoza est–elle particulière ? Si l’on se reporte à une autre grammaire hébraïque, intitulée Hébreu biblique, on sera frappé par cet extrait de la préface : « La grammaire hébraïque est essentiellement schématique. En partant de règles élémentaires il est possible de construire – presque mathématiquement – les principaux groupes de mots » (p. 7).

Nous avons mis en italiques l’expression « presque mathématiquement ». Elle est frappante, puisqu’elle suppose que les grammairiens reconnaissent à l’hébreu une certaine qualité mathématique, même quand ils se contentent de faire la grammaire de l’hébreu biblique. Ce qui signifie que Spinoza était tout à fait fondé à faire une mathématique de l’hébreu.

Mais peut–on considérer toute grammaire comme une mathématisation de la langue ? D’autres langues ont–elles la qualité mathématique de l’hébreu ? Qu’en est–il, par exemple, du latin ?

Chaque mot hébreu étant un nom, et « le premier et principal usage du nom substantif étant de faire connaître les choses de façon absolue et non en relation avec d’autres choses » (Abrégé, p. 89), il semble souhaitable et même nécessaire, du point de vue de la connaissance, de faire remonter chaque mot de l’état de régime à son état absolu. Si l’état absolu est moins « clair » et moins « expressif &raqu o;, c’est lui qui est censé donner la vérité du nom (faire connaître les choses de façon absolue). Cet effort d’expression des noms à l’état absolu, qui ne passe pas par la clarté et l’expressivité de la langue courante, pourrait bien être la tâche d’une philosophie.

C’est ainsi que nous pourrions comprendre le sens de l’axiome : « L’homme pense ». Ici, le terme « homme » est à l’état absolu, et la phrase latine, une sorte d’hébraïsme, sur le modèle « le monde est grand ». On pourrait également imaginer une traduction hébreue de l'axiome sous la forme « pensée de l’homme », avec « pensée » à l’état de régime et « homme » à l’état absolu, sur le modèle « le monde de Dieu ». Dans tous les cas, cet axiome est centré sur le substantif « homme ».

L’Ethique est peut–être ce travail de dévoilement des noms à l’état absolu. La « langue de l’entendement infini » de Zourabichvili ne connaîtrait alors que des états absolus, dont elle serait l’exposition.

Mais, curieusement, Spinoza dit aussi que « tous les noms hébraïques sont formés selon des modèles verbaux ». C’est pour cette raison que « les changements que subissent les noms à l’état de régime ont pour origine les modifications des infinitifs et des participes ». Et aussi : « Il ne fait aucun doute que les modifications que subissent les noms infinitifs et les participes ont été à l’origine de celles des substantifs. ». (Abrégé, p. 89)

Dans la genèse de la langue, c’est donc poser une certaine antériorité du verbe sur le nom. Sans cette dimension généalogique, nous serions forcés de voir une contradiction dans le discours de Spinoza, qui dit au chapitre cinq que « tous les mots hébreux ont la valeur du nom », donc que les verbes étaient des noms. Si le nom règne dans le présent de la langue, c’est le verbe qui règne sur son passé. C’est–à–dire que pour créer le substantif « penseur » la langue est partie de la réalité « le fait de penser » ou « pensant », de même qu’ « homme occupé à compter » ou « comptant » donne « comptable ».

Nous pouvons alors faire l’hypothèse que l’axiome II, II effectue une double remontée : vers l’état absolu du mot « homme » et dans l’histoire de la langue, vers la proposition descriptive « il y a là un homme qui pense » dont il est une répétition généralisante.

Paradoxalement, le fait d’écrire l’Ethique en latin du XVIIème siècle a peut–être permis à Spinoza de retrouver la forme verbale qu’il situe à l’origine de l’hébreu. Les huit parties du discours latin lui ont en tout cas permis de disposer de structures prédicatives qu’il devait considérer comme pré–langagières, dans le contexte linguistique hébraïque.

Qu’en est–il maintenant du caractère mathématique du latin ? Si celui–ci n’est guère attesté par les linguistes, il est remarquable dans le cas particulier du latin de L’Ethique. C’est une nouvelle interprétation possible de l’ordine geometrico qui s’offre à nous. Non pas habillage, mais travail dans la langue pour lui donner l’implacabilité d’une science. Ainsi, l’ordine geometrico ne serait plus à penser simplement comme méthode, ni même comme source d’inspiration, mais comme l’effort pour donner au latin la rigueur mathématique d’une langue idéale. Une langue qui ne serait porteuse que du vrai.

La grammaire de l’Ethique ne nous enseigne pas toutes les subtilités d’une langue, ni toutes les conjugaisons, les règles et les exceptions. Il s’agit en fait d’une grammaire élémentaire, au sens de fondamentale. « L’affirmatif » est son unique mode, exprimé par le mode indicatif. Là encore, on retrouve une caractéristique de l’hébreu : « Au temps où l’hébreu était une langue florissante […] tous les modes, sauf l’impératif, s’exprimaient par l’indicatif » (Abrégé, chapitre treize, p. 134). Le présent est son temps obligé, par défaut. Il n’a pas de sens temporel, mais il exprime une validité éternelle : le vrai perdure, et peut être affirmé au présent de manière répétée. Le présent employé dans l’Ethique s’apparente à ce qu’on appelle en grammaire le « présent gnomique », présent des maximes et des sentences.

Cette grammaire élémentaire permet de tout dire, ou plutôt de dire le tout. Proposition I, 16 :
« De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est–à–dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini). »

Par cette phrase tout est dit. Tout à la fois. Elle affirme la possibilité de toutes les affirmations.

Le langage spinoziste soumis à la grammaire fondamentale du « mode affirmatif » et du présent gnomique conquiert alors son extension maximale. Coextensif à l’entendement infini, il ne peut plus rencontrer aucune limite.

Bibliographie

Spinoza. Abrégé de grammaire hébraïque. Vrin, 2006.
Ethique. Seuil, 1988.
J. Weingreen. Hébreu biblique – Méthode élémentaire. Beauchesne, 1984.