Résister? Mon cul. Mon frère se voit comme un héritier de la Résistance. Pas moi. Je m'explique: ce destin de résistants que nous aurions à accomplir ne colle pas avec notre véritable histoire. Nous sommes issus d'une lignée de petits bourgeois plutôt conformistes. Nous sommes aussi, comme eux, bourrés de contradictions. Je veux bien devenir un héros, il n'y a pas de problème. Mais ça ne peut pas être par héritage.
On ne sait pas grand'chose de notre grand-père paternel. Eugène Martinet était fermier. Ni pauvre, ni riche, il employait quelques saisonniers. On a fini par apprendre qu’il a passé une partie de la guerre en zone libre, planqué dans un bordel avec son copain Fernand Mussier. D'après les plissements d'yeux et les imperceptibles sourires de Fernand, qui était du genre mutique, l’épreuve n'a pas été trop pénible. Une guerre gaillarde.
Eugène était socialiste, tendance pacifiste. Sa grande passion, c'était les femmes, pas la guerre. Beau gosse à la Kerouac, il avait plusieurs maîtresses dans le village. Il aimait aussi picoler, et jouait de la clarinette. C'est à peu près tout ce que nous avons retenu, nous, ses seuls héritiers. Notre père n’aimait pas trop parler de lui. Une chose est sûre, il n’était pas au maquis Camille, distant de 80 kilomètres.
Quant à Renée, sa malheureuse épouse, elle a fait une jaunisse de trouille en apprenant qu'un de leurs employés était peut-être en lien avec la Résistance. A Ciez, on n’aimait pas les hommes des bois.
Des résistants, dans la famille? Côté maternel, rions plus fort. Notre grand-père Victor Helmer, Alsacien "malgré nous", a été enrôlé dans la SS en avril 44. Un aveu tardif qu'il nous fit devant une bonne bière, dans le chaleureux winstub des Armes de la ville, place Gutenberg à Strasbourg. Quand nous étions plus jeunes, il disait qu’il était dans la Wehrmacht.
Il est expédié à l’est face aux Russes en septembre. En Lettonie, dans la région de Courlande. Simple troufion, opérateur radio, il a toujours affirmé ne pas avoir tiré un coup de feu.
Ouf, il n’était pas sur un mirador à Auschwitz. Mais Victor nous réservait une surprise, à Thierry et à moi. "J'aurais pu être à Oradour", nous balance-t-il ce fameux jour de confession. Dans la division SS Das Reich qui a massacré les innocents d’Oradour-sur-Glane en juin 44, il y avait treize malgré-nous. Ils ont été acquittés, mais ce qu’il voulait nous dire restait cruel: “J’aurais pu être parmi eux, j’aurais pu commettre comme eux ce crime de guerre, entraîné par les évènements. Prenez-moi comme je suis”. Sa phrase s’est gravée en moi, comme ce tatouage SS qu’il devait encore porter, et qu’on a jamais vu. Moi aussi, j'aurais pu être à Oradour. "Si j'étais né en 17, à Leidenstadt".
SS malgré lui, passe encore. Mais vient le plus intéressant: nazi, le papi? A-t-il soutenu le projet d’Hitler à un moment de sa vie? Il a été fonctionnaire allemand de 1940 à 1944, dans une antenne du ministère des Finances à Strasbourg. L’Alsace a été nazifiée. Il a dû montrer sa loyauté au régime. Prendre la carte du NSDAP. Quand je lui pose la question en 2001, il le reconnaît du bout des lèvres et passe vite à autre chose (à partir de 14” dans la vidéo). Il a eu la carte, comme tous les fonctionnaires allemands. Mesurer la sincérité de son adhésion à l’idéologie est plus délicat. Je n’y suis pas parvenu. Peut-être nulle, peut-être tiède. Il était très anti-communiste. Cet aspect du nazisme ne pouvait pas le gêner. Tout ce qu’il reprochait distinctement à Hitler, c’est d’avoir mené son peuple au désastre. Et puis il y a cet exemplaire de Mein Kampf qu’on a retrouvé un jour dans sa bibliothèque, soigneusement conservé. Il a eu l’air tellement embêté. Mais il nous a expliqué qu'il était bibliophile...
Victor, c'était le conformiste par excellence. Pour la bière, il nous conseillait d'aller dans les brasseries les plus fréquentées, parce qu'il fallait qu'elle soit fréquemment tirée à la pression pour être à son meilleur. Je crains ce que ce raisonnement grégaire a pu donner pour ses opinions politiques de l’époque. Il était légitimiste, respectueux du pouvoir en place. Il restait dans le rang. Par la suite, il se disait d’ailleurs centriste.
Chez notre grand-mère Elisabeth en tous cas, l’antisémitisme était bien conservé, sous une fine couche de bienséance. Je dois avoir une dizaine d’années, un jour à Strasbourg où nous passions toujours Noël, quand elle me serre fort dans ses bras. Un moment d’effusion rare. Unique, même. Et là lui échappe, presque les larmes aux yeux: "Au moins vous n'êtes pas juifs!". Promis, elle ne m’avait jamais serré aussi fort. Du coup, je me suis senti juif.
Que notre père soit communiste, ils pouvaient à peine le tolérer. En Alsace, j'ai toujours eu l'impression que nos grands parents n'acceptaient qu'une moitié de nous-mêmes. Nous étions leurs petits bâtards, à demi dignes de confiance. Pour nous reconnaître plus, il aurait fallu nous rééduquer. Ils en avaient la tentation.
Mais c'est Victor qui a joué au foot avec moi, m'a donné ses vieilles chaussures de randonnée, m’a fait aimer les Vosges, m'a houspillé, adulte, quand je traînais dans les études, m'a payé la voiture avec laquelle je roule encore. Pas comme l’Audi à la tête de Goth, cadeau empoisonné que me fit Camille, le chef de maquis. Il a été un bon grand-père, et le seul dont j'ai pu profiter de toutes manières. Eugène parti trop tôt, Fred Leist, l’autre aïeul héroïque que notre père voulait nous refourguer, une imposture. Et puis Elisabeth faisait de si bonnes spätzle.
Passons à notre père Jean-Claude, qui nous a éduqué dans le culte de la Résistance. Prônait-il de s’opposer à toute armée étrangère, ou d’abord aux idéologies qu’il dénonçait d’un même souffle, le nazisme et le capitalisme? Seconde option. Pour lui, le moteur le plus authentique de la Résistance, c’était la lutte des classes, qu’il faisait remonter à la Révolution française, tendance Gracchus Babeuf. Depuis 1945, la lutte continuait, sous un visage différent. Quand je lui ai demandé s'il fallait résister face à une invasion de l'Armée rouge, sa réponse n’a pas été claire. Un truc comme: “On se posera la question si ça devient d’actualité”. Il n’aimait pas trop l’URSS, à vrai dire. Un pays un peu sauvage à son goût. La révolution aurait dû avoir lieu dans un pays déjà industrialisé, comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, selon lui. Quel manque de flair, l’Histoire. Il adorait donc la RDA, pays “le plus avancé sur la voie du socialisme”. En France, nous résistions à la société libérale dans laquelle nous vivions, et il nous apprenait à la mépriser. Qu’aurait-il fait face aux chars est-allemands? Comme c’est amusant: en cas d’invasion communiste, nous aurions probablement été collabos.
En même temps je suis persuadé qu’après une révolution, il aurait été rapidement liquidé. Trop idéaliste, trop petit-bourgeois. Il se disait communiste, mais pas marxiste. C'était subtil. Nous vivions dans une grande maison de maître que ses camarades du parti regardaient avec rancoeur. Il bichonnait avec amour sa CX Citroën. Jeune prof, il s’était déjà acheté une DS. Pas une Lada. Plus tard, élu maire du village, il écoutait les entrepreneurs, et fréquentait de vieux notables. Il a toujours montré plus de respect pour l’adversaire de droite que pour le traître social-démocrate. Ses copains est-allemands commençaient aussi à l’énerver avec leur prétention à être des phares pour l’humanité. Imperceptiblement séduit par le modèle qu’il était censé combattre, le petit paysan de Bréau s’embourgeoisait.
Ces contradictions de plus en plus fortes, il les ressentait. L’une d’elle reste particulièrement renversante pour moi: “travail, famille, patrie”, ces trois mots ne lui posaient aucun problème, m’expliqua-t-il un jour. Mais sur un drapeau rouge, proclamés au nom du prolétariat. Alors, à quoi bon? Il y avait sans doute quelque part en lui l'espoir de racheter la mémoire de son grand-père maternel adoré Edouard Charrault, cuisinier et cultivateur. L'ancien poilu était un homme de droite, lecteur de L'Aurore. Qui en toute logique avait dû pencher pour Pétain.
Quand le mur de Berlin est tombé, et qu’on a vu les citoyens de l’Est se ruer sur les vulgaires séductions de l’Ouest, notre père avait déjà quitté ce monde. Fin de la guerre froide, début du nouvel ordre mondial, il nous laissait avec ces énigmes.
Résister? A qui, à quoi, mais surtout, parce qu’on veut construire quoi? Aujourd’hui, tout le monde résiste. Tout le monde prétend être le véritable défenseur de la République, qui n’est pourtant pas agressée de l’extérieur, mais se décompose de l’intérieur. Les djihadistes qui veulent nous tuer sont français. Ce sont les déçus de la gauche qui font monter le Front national à chaque élection. On ne sait pas ce que cela signifie, de vivre ensemble dans ce pays. La Résistance a sauvé l’honneur en son temps. Ce n’est pas une valeur à elle seule.
Un jour de désarroi, j’ai noté ça: “Je ne sais pas s’il faut être anarchiste, gauchiste, communiste ou fasciste, mais je sais qu’il faut aller à la piscine.” L’eau ne résiste pas, mais elle permet au nageur d’avancer, et retrouve toujours sa place après son passage. J’en ai tiré ce principe de vie un chouïa ironique: “Toujours céder”. Quoi que ce soit dont nous ayons hérité, il y a un grand ménage à faire pour se retrouver soi-même, et aller enfin vers l'avant. Dans ce pays qui est le nôtre.
Tiens, je viens de trouver ça aussi: “Je crois qu’il y a toujours un moment où il faut choisir entre son parti et la vérité.” Pierre Vidal-Naquet