Nous avons été élevé dans une religion. Celle de la Résistance. Plusieurs années après la soutenance de sa thèse sur le sujet, notre père continuait à rendre visite à de vieux survivants, comme en pèlerinage. Mon frère et moi l’accompagnions.
J’ai surtout été marqué par Camille, l’ancien chef du maquis Camille. Pendant la guerre il régnait sur des centaines d’hommes dans les forêts du Morvan. A la fin des années 80, il vivait seul dans une grande maison qu’on lui prêtait, du côté de Clamecy.
C’etait un petit homme maigre, le parler goguenard, l’oeil attentif. Je me souviens de ses cigares, de son pantalon de cuir noir. Il avait toujours de belles voitures. Une Citroën SM, puis une Maserati biturbo rouge. Nous pouvions monter à côté de lui, le bonheur.
D’où venaient ces voitures de luxe? Son fils tenait un garage. L’explication était courte, mais elle nous suffisait. Le sol de son salon était jonché de romans policiers série noire et de SAS. Camille sentait toujours la poudre, il ne s’était jamais rangé.
Camille nous aimait bien. A la mort de mon père, il a voulu faire un geste pour moi, qui venais d’avoir le permis. Il m’a donné une voiture. Une Audi 100 CD 5E grise, un paquebot surpuissant bien kilométré tricard au contrôle technique. Les pneus, les freins.
“Un cadeau empoisonné”, avait-il prévenu, mais je ne m’en étais pas inquiété. Ce qui me plaisait le plus dans cette voiture, ce n’était pas le bruit enivrant du moteur, mais l’autocollant sur le pare-brise arrière. Un médaillon frappé d’une tête de Goth, l’emblème de son maquis.
Avec cette voiture, cet autocollant, j’étais invulnérable. Ces Goths-là avait vaincu Hitler. Sauf que je faisais des études à Paris, que j’y montais en train. Je n’ai pas fait grand chose d’autre que ramener la voiture à Nevers. Elle ne me servait à rien et allait me coûter cher.
J’ai laissé passer l’été. A la rentrée, j’ai dit à Camille que je préférais lui rendre son cadeau. Là j’ai compris ce que c’était qu’un chef de maquis. Il s’est fâché. M’a accusé de m’être servi de l’Audi pour les vacances. M’a jugé “cavalier”. Quand je me rêvais chevalier...
Je n’ai pas compris ce qui n’allait pas. Je lui rendais sa voiture à peine utilisée, où était le mal? Il pouvait toujours la vendre. Mais il était déçu. Pour garder cette voiture, il aurait fallu avoir une vie un peu comme la sienne. Je n’étais pas son bonhomme, c’est tout.
Il a repris la voiture. Il a détourné son regard. J’étais viré du maquis, 43 ans après la fin de la guerre. J’ai perdu mon héros, plus jamais revu, même pour son enterrement. Et gardé l’idée que je n’étais peut-être pas fait pour la Résistance.