De Duns Scot à Davidson. Monisme a-nomal, survenance, et distinction formelle

Pascal Engel

EHESS

Conférence, Université de Vérone, 1998

C’est un fait bien connu en histoire de la philosophie que la doctrine scholastique des distinctions, longuement discutée au cours du 14ème siècle par Scot et Ockham, ainsi que par des scholastiques tardifs comme Suarez, a refait surface au 17ème siècle avec Descartes et les cartésiens, et la tentative de ces derniers de comprendre la position de Descartes selon laquelle il y a une distinction réelle entre l’esprit et le corps.

Le problème des distinctions apparaît en particulier avec les objections d’Antoine Arnauld contre Descartes: quand Descartes avance que, puisque je peux penser à mon esprit comme à quelque chose de différent de mon corps, les deux sont réellement distincts, et qu’Arnauld lui répond que ce n’est pas parce que je peux avoir une notion de moi-même sans avoir de notion de mon corps que cette notion de moi-même est complète.

Mais l’on sait moins que ces concepts et ces problèmes ont leur équivalent dans la philosophie contemporaine, avec les discussions sur le problème esprit/corps. L’objectif de cet article est de rassembler les deux ensembles de problèmes, à travers l’analyse d’une des doctrines les plus marquantes de la question corps/esprit aujourd’hui, le “monisme anomal” de Davidson. Je n’essaierai pas, toutefois, de confronter directement les doctrines scholastiques avec la théorie de Davidson sur le mental et le physique. Les théories d’un autre philosophe serviront d’intermédiaire entre les conceptions médiévales et contemporaines. Le philosophe en question est Spinoza, dont le monisme a de nombreux points communs avec celui de Davidson, comme ce dernier l’a reconnu (Davidson, 1994).

Mon objectif n’est cependant pas de faire de l’histoire, un domaine qui n’est pas ma spécialité. Je souhaite attirer l’attention sur des problèmes spécifiques au monisme anomal de Davidson en les reformulant dans un vocabulaire médiéval et spinoziste.

Voilà la structure de cet article: d’abord je retrace, d’une façon nécessairement rudimentaire, la théorie des distinctions formelles de Duns Scot, et sa critique par Ockham. Puis, dans une seconde partie, j’attire l’attention sur le rôle de cette théorie dans le système de Spinoza, en exposant sa version du monisme. Dans la troisième partie de l’article, je présente le monisme anomal de Davidson et ses ressemblances avec celui de Spinoza. Dans la dernière partie, j’examine quelques problèmes du monisme anomal, dont on peut également retrouver la trace chez Duns Scot et Spinoza[1].

I. Duns Scot et la distinction formelle

Il est généralement admis que le point de départ de la doctrine médiévale des distinctions se trouve dans les passages où Aristote parle des entités qui sont “une ou identique en nombre” mais “distinctes en définition” (ou en être, ou en forme). Selon lui, même dans les cas où nous avons affaire à un phénomème unique, et non pas à un ensemble de phénomènes différents, s’il y a plusieurs façons de décrire ce phénomène qui ne sont pas synonymes l’une de l’autre, il y a une distinction entre les entités individuelles qu’il comprend. Par exemple, dit Aristote, la route d’Athènes à Thèbes et la route de Thèbes à Athènes coïncident dans l’espace et matériellement, mais puisqu’aller d’Athènes à Thèbes n’est pas la même chose qu’aller de Thèbes à Athènes, elles sont distinctes dans leur définition, ou être. En d’autres termes, il peut y avoir différentes façons de définir un sujet individuel unique, dans la mesure où les prédicats qu’on lui applique ne sont pas synonymes. Aristote permettait même que l’on attribue des prédicats contraires au même objet décrit de façons différentes, sans conclure qu’il était le suppôt direct de ces attributs contraires, et donc sans violer le principe de non-contradiction.

Ces questions avaient un intérêt particulier pour les scholastiques, non seulement en elles-mêmes, mais aussi pour des raisons théologiques, car il était assez important de faire des distinctions là où elles n’étaient pas censées être possibles, c’est à dire en Dieu, qui contient trois personnes en une, et auquel on peut rattacher plusieurs attributs. La question des distinctions est plus ou moins la même que celle de la relation entre les principes qui permettent l’individuation des substances individuelles et ces substances elles-mêmes. Elle est identique à la question de savoir comment les natures des individus, qui sont en elles-même universelles, peuvent exister dans ces individus. En d’autres termes, c’est une version du problème des universaux. On peut soutenir que les principes d’individuation et les natures des substances sont réellement distincts; ou qu’ils le sont formellement; ou qu’ils sont la même chose, dans laquelle on introduit une distinction de raison. C’est pourquoi il est nécessaire de poser au moins trois types de distinctions, que l’on peut formuler de cette manière selon les penseurs du XIVe siècle, surtout Ockham et Duns Scot[2].

1. Une distinction réelle est une distinction entre des choses réelles. Elle implique que, si deux choses sont distinctes, elles ne peuvent pas partager toutes leurs propriétés, ce qui est une version de la discernabilité des différents, et de l’indiscernabilité des identiques. Toutes choses pouvant exister indépendemment l’une de l’autre sont distinctes. Le critère de la distinction réelle est la séparabilité par le pouvoir divin. Si Dieu peut séparer deux choses, alors elles sont réellement distinctes. Les cas paradigmatiques de choses réellement distinctes sont des substances distinctes comme Socrate et Platon.

2. Une distinction de raison signifie que les choses peuvent être séparées, mais seulement par la réflexion de l’esprit. C’est donc une distinction qui n’existe que dans la pensée, pas dans la réalité. C’est pourquoi pour Ockham, “être distinct en raison” signifie simplement “être décrit différemment” (Adams p. 21, n.33).

3. La plupart des auteurs reconnaissent l’existence de ces deux types de distinction. Les difficultés commencent quand on se demande s’il faut aussi reconnaître une autre forme de distinction, différente à la fois de la distinction réelle et de la distinction de raison. Scot jugeait nécessaire d’introduire une nouvelle distinction, intermédiaire entre les deux premières, la distinction formelle. C’est une distinction qui est à la fois conçue par l’esprit et a un fondement dans les choses elles-mêmes.

Selon de nombreux commentateurs, Scot a élaboré deux versions différentes de la distinction formelle. Pour la première, les distinctions dans les objets conçus doivent correspondre à des distinctions entre choses réelles, si les choses réelles relèvent en même temps de concepts distincts.

Il y a des cas où avant l’intervention de l’intellect ce qui est réellement un et identique peut relever de concepts distincts, et ces concepts distincts indiquent qu’il y a une sorte de non-identité entre des entités comprises dans la chose réelle. Scot appelle ces entités “réalités” (realitates), “formalités” (formalitates), “aspects” (rationes), “aspects formels” (rationes formales), “intentions” (intentiones) ou “aspects réel” (rationes reales).

Par exemple l’homme est un animal rationnel, et “animal rationnel” est formellement la même chose que “homme”. Cela ne rend pas la chose elle-même duelle ou composite, comme s’il y avait deux choses en une.

Par contre, Socrate est bien une substance composée de deux choses, une matière - son corps - et une forme - son âme.

Mais une chose peut être composite dans un sens moins strict  si elle contient des formalités ou potentialités dont l’une est potentielle par rapport à une autre.

Par exemple, l’espèce dans l’individu. De  même, si le genre et la différence qui fonde les espèces par rapport à lui sont formellement distincts, la réalité du genre est potentielle dans la réalité de l’espèce [Ndt: Dans “doué de raison” différence spécifique, il y a potentiellement “animal”, genre]. Dans ces cas, les entités distinctes formellement ne sont pas les mêmes “par identité”, mais sont seulement “la même chose” (Adams, p. 25).

Dans une seconde version, Scot réagit aux critiques qui reprochent à la distinction formelle d’impliquer l’existence d’une pluralité d’entités ou de propriétés dans une chose unique. Il précise que la distinction réelle/formelle sépare une distinction “simpliciter” d’une distinction “secundum quid”. La seconde est un mode “diminué” ou “réduit” de non-identité dans une chose.  “A n’est pas formellement B” n’implique pas “A n’est pas B”. C’est un mode d’identité, et non pas l’identité absolue, qui est nié. (Cela rappelle la distinction faite par certains logiciens contemporains comme Geach entre identité absolue et relative: “A n’est pas le même F que B” n’implique pas que “A n’est pas le même que B”.)

En d’autres termes, pour Scot, une chose particulière réelle comme Socrate peut être séparée “en de nombreuses réalités formellement distinctes, avec des formalités qui sont des entités de détail et une formalité qui est l’entité de la nature commune”. La nature d’une chose est donc complètement universelle dans la mesure où elle existe dans l’intellect (Adams p.45). Les formalités ont donc un double mode d’existence: elles peuvent exister dans la réalité et entrer dans la constitution de choses réelles, ou elle peuvent avoir un mode d’existence non réel dans l’intellect en tant qu’objets de pensée ou que concepts. Certaines propriétés sont vraies des formalités elles-mêmes, ce sont leurs propriétés essentielles, certaines sont prédiquées des formalités uniquement dans la mesure où elles existent dans un mode ou un autre d’existence. Par exemple, la nature de l’homme est d’être rationnel, mortel, et animal. L’homme est universel dans la mesure où il existe dans l’intellect et peut être prédiqué de nombreuses fois, mais particulier dans la mesure où il existe réellement. Mais l’homme en lui-même n’est ni universel, ni particulier, mais indifférent. Comme chez Avicenne: “Animal non est nisi animal tantum” (L’animal est avant tout animal). C’est la fameuse doctrine de l’univocité de l’être chez Duns Scot.

Pour résumer la théorie scotiste des distinctions, disons que les entités qui sont séparables par le pouvoir divin, et qui peuvent donc exister l’une sans l’autre, sont “absolument réellement” distinctes, et celles qui ne sont pas séparables de cette façon sont “absolument réellement” identiques. Mais parmi les entités “absolument réellement” identiques, il y a des couples d’entités que l’on peut distinguer l’une de l’autre. Par exemple a et b peuvent être absolument réellement les mêmes, tout en restant définissables de façon indépendante, et donc “formellement” distincts. La distinction formelle est, comme le dit Scot, “du côté des choses”; ce n’est pas une simple distinction conceptuelle ou rationnelle.

Donc la distinction formelle est compatible avec l’identité réelle. C’est la doctrine qui m’intéresse ici: certaines choses qui sont vraies d’une entité peuvent être distinctes bien qu’elles appartiennent à la nature commune de cette entité. La différence individuante est dans l’individu en question réellement identique à la nature commune qui la détermine, mais elle est néanmoins formellement distincte d’elle.

Les contemporains de Scot n’ont pas manqué de critiquer ces idées qui semblent multiplier les entités à l’intérieur d’une chose réelle, Ockham étant le plus fameux de ces critiques. Il nie qu’il puisse y avoir une autre distinction que celle de raison. Il objecte qu’il est impossible pour deux choses d’être formellement distinctes sans être réellement distinctes. Ses arguments principaux sont le principe de non-contradiction et celui de l’indiscernabilité des identiques. Si deux choses pouvaient être formellement distinctes sans être réellement distinctes, deux paires d’affirmations contradictoires, “A est F” et “A est non F” pourraient être prédiquées de chacune. (Cela nous rappelle à nouveau la façon dont Wiggins conteste l’identité relative, voir Pascal Engel, Norme du vrai: philosophie de la logique, Gallimard, NRF Essais, 1989.)

Donc, pour Ockham, toutes les distinctions qui ne concernent pas des choses réellement différentes sont “rationnelles”, dépendant de l’esprit. La distinction formelle ne peut être qu’une distinction de raison ou une distinction réelle, et ne se situe pas entre les deux.

D’autres critiques de Duns Scot, comme Suarez, ont refusé l’idée d’une distinction formelle intermédiaire entre la distinction réelle et la distinction rationnelle. Mais Suarez admettait tout de même l’existence d’une distinction “modale”, ni rationnelle ni réelle. Il la réservait aux cas où une réalité est différente, mais ontologiquement dépendante d’une autre, comme la forme pour un corps ou la quantité inhérente à un sujet qui dépend de la quantité.

II. Spinoza et l’identité corps-esprit

Comme je le disais plus haut, des échos de ces problèmes se font entendre dans la philosophie classique. Caterus, dans ses premières objections aux Méditations de Descartes, dit en particulier:

“S’il y a une distinction entre l’âme et le corps, il semble la prouver de ce que ces deux choses peuvent être conçues distinctement et séparément l’une de l’autre. Et sur cela je mets ce savant homme aux prises avec Scot, qui dit qu’afin qu’une chose soit conçue distinctement et séparément d’une autre, il suffit qu’il y ait entre elles une distinction qu’il appelle formelle et objective, laquelle il met entre la distinction réelle et celle de raison; et c’est ainsi qu’il distingue la justice de Dieu de sa miséricorde” (AT VII, 80).

Descartes, à la suite de Suarez, répond que cette distinction “ne diffère point de la modale, et qu’elle ne s’étend que sur les êtres incomplets” (AT VII, 95). Pour un être complet, dit Descartes, la seule distinction nécessaire est la distinction réelle, qui n’existe que si je peux le concevoir “pleinement” (“clairement et distinctement”) comme réel:

“Je conçois pleinement ce que c’est que le corps (c’est à dire que je conçois le corps comme une chose complète) en pensant seulement que c’est une chose étendue, figurée mobile, etc, encore que je nie de lui toutes les choses qui appartiennent à la nature de l’esprit; et je conçois aussi que l’esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc, encore que je n’accorde point qu’il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l’idée du corps; ce qui ne se pourrait aucunement faire, s’il n’y avait une distinction réelle entre l’esprit et le corps” (Premières réponses, AT VII, 95).

Pour Descartes, donc, si l’on peut concevoir le corps et l’esprit de façon clairement distincte, ils sont réellement distincts. En d’autres termes, on peut passer d’une distinction épistémique à une distinction in re, soit de la façon dont on conçoit l’attribut d’une substance (comme pensant ou comme étendu) à la nature réelle de cette substance (comme l’esprit ou corps).

C’est bien sûr cette idée précise qui sera critiquée par les successeurs de Descartes, dont Spinoza et Leibniz. Leibniz et Spinoza, comme Malebranche, refusaient l’interactionisme dualiste de Descartes: il ne pouvaient pas comprendre comment une substance réelle, comme l’esprit, peut interagir causalement sur une autre substance réelle, le corps, alors que leurs attributs sont censés être différents. Comment des choses mentales peuvent causer des évènements physiques? C’est le problème traditionnel de la causalité mentale. Spinoza et Leibniz rejettaient l’interaction, et pensaient au contraire qu’il devait y avoir un parallélisme, ou une harmonie préétablie entre les deux substances. Ils soutenaient que les principes explicatifs propres à une substance n’étaient pas valables pour une autre. Néanmoins pour Spinoza, ces deux substances étaient exactement la même malgré la différence des principes explicatifs. Selon lui, on peut faire la distinction entre la pensée et l’étendue, deux attributs de la substance unique, Dieu, bien qu’ils soient les attributs de la même substance. Mais il ne s’agit pas d’une distinction réelle. Elle est formelle. Chacun des attributs est distinct par une “raison formelle” qui le distingue. Chaque attribut tient son essence ou quiddité de la substance comme une chose différente de celle des autres attributs. A la distinction formelle entre les attributs ne correspond aucune division dans l’être. Tous les attributs diffèrent de la substance de la même manière. L’intelligence reproduit objectivement la nature des formes qu’elle saisit. En d’autres termes, à des différences qualitatives correspond une unité réelle du point de vue de la quantité. Une différence formelle n’implique donc pas une différence numérique.

Comme de nombreux commentateurs l’ont remarqué, (par exemple Deleuze, 1968, p. 56-57), cela correspond justement à la doctrine scotiste de la distinction formelle. L’identité réelle est compatible avec des différences formelles.

Appliquée au problème des relations corps-esprit, cette doctrine revient à une sorte de monisme: l’esprit et le corps ne sont qu’une seule chose, mais elle peut être appréhendée du point de vue de deux sortes d’attributs, la pensée et l’étendue. Il y a une distinction épistémologique entre les attributs mais une identité de la chose dont ils sont les attributs. D’un point de vue différent, on voit qu’il s’agit bien de la même chose. En termes scotistes, à la distinction formelle correspond une identité réelle.

Comme je le soutiendrai dans la partie suivante, c’est justement ce que Davidson appelle “anomalous monism”. Mais avant d’arriver à cela, essayons de formuler la position de Spinoza au sujet de la relation corps-esprit pour montrer comment Davidson peut être considéré comme un spinoziste, aussi surprenant que cela puisse paraître. Je vais d’abord décrire le raisonnement de Spinoza en recourant le moins possible à son propre vocabulaire, en espérant que ses doctrines restent facilement reconnaissables (sur les pas de Davidson, 1994).

1. Dans la suite des évènements du monde matériel - le monde des objets étendus - tout arrive suivant les lois de la nature. Il n’y a pas d’évènement qui ne soit pas pleinement déterminé par ce qui le précède, et aucun état de l’univers qui ne détermine pleinement ce qui lui succède. Le système est total, déterministe, et fermé. Rien ne peut interférer avec son fonctionnement, pas même nous, agents humains. Nos actions, dans la mesure où elles appartiennent à ce système, ne peuvent pas être libres au sens d’indéterminées. Elles sont causées par ce qui les précède, et ce que nous causons avec elles fait de même partie de l’inéluctable cours des choses. Dieu non plus ne peut pas intervenir dans le cours naturel des choses, pas plus qu’il ne peut lui être antérieur comme créateur indépendant. Puisque tout ce qui peut arriver au système est inclus en lui, tout évènement naturel peut être pleinement expliqué par les lois de la nature et par un état antérieur de l’univers.

2. Les pensées sont réelles, tout comme les corps étendus. Mais la façon dont nous concevons les pensées, les désirs, les souvenirs et les raisonnements ne fait pas appel aux propriétés qui permettent de définir les objets physiques, comme la localisation précise dans l’espace, la forme, la texture physique et la composition chimique. Pour cette raison, notre physique, qui explique les interactions causales par ces propriétés, ne peut pas prendre en compte les évènements mentaux. Il semble donc impossible que des évènements mentaux soient causés par des évènements du monde physique (comme la perception semble le requérir), et qu’ils puissent causer des évènements dans le monde physique (comme l’action semble requérir).

3. Mais sans parler même du fait que l’action et la perception semblent requérir une relation étroite entre la pensée et le monde des objets étendus, nous avons une autre raison d’y croire. En effet, nous sommes en permanence conscients de ce qui se passe dans nos corps. Par contre, nous ne sommes pas conscients de ce qui se passe dans le corps des autres. Nos pensées sont directement exprimées par les mouvements de notre corps, mais ne le sont pas par les corps des autres.

L’ordre de nos pensées est donc précisément parallèle à l’ordre des choses et des évènements physiques. Ce qui peut s’appliquer à grande échelle, car si le monde physique est entièrement déterminé par des lois et que les corps et leurs mouvements sont à un moment donné dans une certaine position, nous savons donc qu’il existe un ensemble infini de propositions concernant les corps et leurs mouvements, et un esprit infini pourrait calculer toute l’histoire de l’univers en fonction de ces lois. Si nous posons que le monde des pensées est constitué de l’ensemble de ces vérités, il est possible de dire que “l’ordre et la connection des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses” (EIIP7). La connection des idées est la déduction: une proposition décrivant un état de l’univers peut être déduite d’une description d’un état antérieur de l’univers en fonction des lois de la nature. L’ordre dans lequel un état de l’univers peut être inféré d’un état antérieur est le même que celui de la séquence temporelle qu’il explique et prédit.

Nous avons trois thèses principales: un système clos et déterministe de la nature décrit en termes physiques, un monde de la pensée qui n’interagit pas avec le monde physique, et néanmoins une connexion étroite entre les mondes physiques et mentaux. Le problème est: comment concilier ces trois thèses? En particulier, quelle peut être la connexion entre le physique et le mental dans ces conditions? Comment les deux royaumes, celui du mental et celui du physique, peuvent être connectés s’ils n’interagissent pas et si leurs principes fondamentaux sont si distincts? On peut nier l’interaction, la connection, ou les deux. Descartes nie la connexion, pas l’interaction. Leibniz et Spinoza nient l’interaction, pas la connexion. La réponse de Spinoza est que le mental et le physique sont seulement deux manières de percevoir et de comprendre un monde unique. Nous pensons qu’ils sont différents, nous ne pouvons pas nous empêcher de les concevoir différents, mais ils sont tout de même identiques.

Spinoza dénie donc toute interaction causale entre le corps et l’esprit. Mais il ne la dénie pas parce qu’ils seraient en réalité parallèles. Il la dénie parce qu’ils ne sont pas parallèles en réalité, bien qu’ils le soient dans notre façon de les concevoir. En fait ils sont la même chose. La raison pour laquelle la relation corps-esprit n’est pas causale n’est pas qu’ils sont distincts, mais qu’ils sont identiques. En d’autres termes, c’est parce que la relation corps-esprit est une relation d’identité qu’elle n’est pas une relation causale.

C’est ce qui est difficile à comprendre. Car Spinoza ne dénie pas la relation causale entre les choses étendues. Et si a est la cause de b sous l’attribut extension, b étant identique à c qui est conçu sous l’attribut pensée, comment dénier que a est la cause de c, même si a est chose étendue et c une modification de l’esprit?

Il semble, prima facie, que l’on ne peut échapper à cette difficulté que de deux façons. L’une est de nier qu’il y ait une distinction entre le mental et le physique, et que seul le physique existe, le mental lui étant réductible. L’absence d’interaction entre mental et physique serait donc expliquée par le fait qu’ils n’ interagissent pas parce qu’ils sont identiques. C’est une interprétation bien connue de Spinoza, qui est responsable de sa honteuse réputation de matérialiste, surtout au XVIIIème siècle. L’autre interprétation est contraire. Elle consiste à dénier que Spinoza soit moniste, et à soutenir qu’il est dualiste. Puisque les attributs de la pensée et de l’étendue sont distincts, dans cette perspective, ils sont forcément réellement distinct.

Il n’est pas difficile de reconnaître dans ces réactions familières aux thèses de Spinoza, les mêmes objections qui étaient faites par Ockham et d’autres scholastiques à la théorie scotiste de la distinction formelle: elle est réduite soit à une distinction de raison (et le mental et le physique sont identiques, mais conçus de façons différentes), soit à une distinction réelle (et le mental et le physique sont deux choses différentes). Mais si l’on prend au sérieux l’idée que la distinction corps-esprit est formelle, au sens scotiste, on peut échapper à ces deux interprétations. Que veut dire “formelle” dans un tel contexte?

Dans le contexte de la pensée de Duns Scot, nous avons vu que cela signifie que les définitions de chaque attribut sont distinctes, alors qu’elles définissent la même chose. Le problème auquel nous avons affaire devient évident si l’on remplace “définition” par “explication”: comment deux attributs qui ne s’expliquent pas l’un l’autre, comme la pensée et l’étendue, peuvent néanmoins être les attributs d’une chose unique? Spinoza ne parle pas d’”explication”, mais de “détermination”. Il dit, d’une façon typique de son refus de l’interaction: “Le corps ne peut pas déterminer l’esprit à penser, et l’esprit ne peut pas déterminer le corps à se mouvoir” (EIII, P2). Dans le vocabulaire actuel, nous comprenons “déterminer” et “expliquer” comme une explication causale. Nous disons qu’un évènement est expliqué par un autre parce qu’il est sa conséquence. Mais Spinoza, comme ses commentateurs l’ont souligné, n’utilise pas le terme “cause” dans ce sens. Il l’identifie avec “raison”: “causa sive ratio”. Une chose est la cause d’une autre si elle l’explique au sens rationnel, ou logique, c’est à dire en termes scotistes par sa “raison formelle”. C’est dans ce sens que la causalité signifie l’intelligibilité, et qu’elle implique une connexion nécessaire. Ce n’est pas le sens moderne, post-humien, pour lequel la causalité est une propriété contingente d’évènements particuliers soumis à des lois. Le problème de la causation mentale ne peut donc pas être simplement traduit dans le vocabulaire moderne de la causalité des évènements, au sens plus ou moins humien que nous lui donnons aujourd’hui. Nous avons donc une explication de la raison pour laquelle Spinoza peut dénier l’interaction causale entre l’esprit et le corps, puisque la raison formelle de l’un n’est pas celle de l’autre.

Mais cela nous laisse le même problème que précédemment, puisque Spinoza admet aussi les connexions causales entre choses étendues, soumises à des lois, au sens moderne. Pour reformuler le problème: comment une chose physique, si elle est décrite sous l’attribut de l’étendue, peut être la cause d’une autre chose physique qui serait décrite sous l’attribut pensée, comme quand une sensation ou une perception est causée par un évènement physique, bien qu’il puisse être décrit par les deux attributs?

C’est ici que nous pouvons faire appel à une distinction qui n’est pas explicite chez Spinoza mais qui l’est chez Davidson. C’est la distinction entre la cause d’un évènement et son explication, ainsi que la distinction entre un évènement et ses descriptions. Ces distinctions peuvent être confrontées avec notre conception courante et moderne de l’explication qui ne fait pas de l’explication une sorte de relation logique, mais recourt au concept de lois causales. Un évènement comme un tremblement de terre, selon Davidson, peut être causé par un autre évènement comme le glissement d’une plaque tectonique, sans que l’on ait pour autant une explication complète de lui. Nous n’aurions une explication complète de pourquoi un glissement de plaque tectonique a causé le tremblement de terre que si nous pouvions déduire l’existence de cet évènement de lois qui établiraient que, dans certaines conditions, cet évènement devait arriver. Mais c’est impossible: il n’y a pas de lois générales qui prédise l’existence d’un évènement particulier, comme un tremblement de terre, à partir de certaines conditions du manteau terrestre. Parce qu’il y a trop de conditions antécédentes, que nous ne pouvons énumérer, qui devraient être ajoutées pour donner de l’évènement une explication complète qui prendrait la forme d’une loi. Nous pouvons néanmoins dire qu’il y a une connexion causale entre l’évènement du tremblement de terre et le glissement de la plaque tectonique. En d’autres termes, nous savons qu’il y a une cause, mais nous ne savons pas exactement comment la décrire en termes de loi.

Comme le dit Davidson à partir de cet exemple: “L’inadéquation de notre connaissance de la cause et de l’effet ne met pas en doute la connexion causale: nous avons sans doute identifié correctement la cause du tremblement de terre, même si notre connaissance de la cause, et donc notre compréhension du tremblement de terre, sont partiels. Il y a de ce fait deux manières au moins dont notre capacité à expliquer un évènement peut tourner court: nous pouvons ignorer certains des facteurs qui l’ont causé … ou nous pouvons manquer du vocabulaire descriptif approprié pour rendre compte de la cause ou de l’effet d’une façon qui nous permettrait d’y voir les instantiations d’une loi… L’idéal d’un vocabulaire exhaustif dans lequel une explication complète de n’importe quel évènement pourrait en théorie être donnée ne met pas hors jeu la possibilité d’un deuxième vocabulaire irréductiblement différent, dans lequel des explications différentes des mêmes évènements pourraient être formulées. Rien n’exclut donc comme inintelligible l’idée que des vocabulaires du mental et du physique appartiennent à des systèmes d’explication différents, mais également complets, du même monde. Cette nouvelle possibilité correspond à la métaphysique de Spinoza: un monisme ontologique associé à une multiplicité de systèmes ontologiques.” (Davidson 1994)

Davidson propose d’interpréter le dualisme des attributs chez Spinoza comme un dualisme des systèmes d’explication. Ni l’explication par le mental ni celle par le physique ne sont réductibles l’une à l’autre. Mais ce dualisme au niveau épistémologique est compatible avec un monisme au niveau ontologique. Les concepts mentaux et physiques appartiennent à deux systèmes d’explication distincts et indépendants. L’explication causale est relative à un des deux vocabulaires, le mental ou le physique, sans qu’aucun d’eux ne se réduise à l’autre. Il n’y a donc aucun sens à expliquer des évènements et de propriétés mentales en termes physiques. Ce qui ne signifie pas que des évènements mentaux ne puissent pas causer des évènements physiques. Par contre, il ne peuvent pas les expliquer.

Le point crucial est la distinction entre une relation causale et une explication causale: deux évènements peuvent être reliés par un lien de cause à effet, sans qu’ils aient la même explication. Le même évènement, comme une action, peut être l’objet de deux descriptions différentes, l’une mentale, par exemple la raison pour laquelle l’agent a accompli cette action, l’autre physique, par exemple un mouvement du corps. Le vocabulaire mental par lequel nous décrivons cet évènement - par exemple les termes: “Il a eu l’intention de sauter” - n’est pas le même que le vocabulaire physique par lequel nous le décrivons - par exemple: “Ses jambes se sont tendues -, mais les deux vocabulaires décrivent en réalité le même évènement. En termes scotistes, la raison formelle est différente; en termes spinozistes, c’est la ratio qui diffère. Mais c’est tout à fait compatible avec le fait de dire que c’est le même évènement, un saut, qui est décrit, et qui obéit à des lois.

En pensant en ces termes, on peut voir que le fait même que l’attribut pensée est distinct de l’attribut extension non seulement n’est pas incompatible avec le fait qu’ils soient les attributs de la même substance, mais conduit aussi à l’idée qu’ils sont ontologiquement identiques, bien qu’ils soient épistémologiquement différents. C’est exactement ce que prévoit la distinction formelle entre attributs. Nous avons donc un monisme ontologique couplé à un dualisme explicatif. Et il est assez important de relever que cela n’implique ni une distinction réelle entre corps et esprit, ni une distinction de raison: car les façons dont nous pensons au corps et à l’esprit ne sont pas de simples “façons de penser” ou de concevoir; elles appartiennent à leur nature.

III. Le monisme anomal de Davidson

Il est temps maintenant de décrire de façon plus complète le monisme anomal de Davidson, que je n’ai abordé jusqu’alors qu’en le comparant à celui de Spinoza. Je continuerai à mettre en avant leurs similarités. Pour Davidson le monisme anomal est la conjugaison de ces trois thèses:

(1) Les évènements mentaux sont liés aux évènements physiques de façon causale

(2) Les relations causales singulières sont articulées à des lois strictes

(3) Il n’y a pas de lois strictes entre le mental et le physique

(1) est considéré évident du point de vue du sens commun. Certains évènements mentaux comme les perceptions sont causés par un phénomène physique. En retour, certains évènements mentaux, comme les intentions, sont la cause de phénomènes physiques, comme les mouvements du corps. (2) et (3), pour être compris, nécessitent le rappel de ce qu’est une loi stricte. Par cette expression Davidson désigne une loi qui a la forme:

Une loi est dite stricte, si les conditions C1 à Cn étant réunies, alors X ayant la propriété F, X aura aussi la propriété G

Avec des conditions pouvant être intégralement spécifiées, et sans que la loi ne s’applique plus dans d’autres conditions. En d’autres termes, une loi stricte est une loi à laquelle il est inutile d’ajouter de nouvelles conditions pour la mettre à jour. En ce sens les conditions ne se formulent pas “toutes choses égales par ailleurs”. La physique, tout du moins dans l’idéal, devrait nous fournir de telles lois.

Au contraire, une loi non-stricte est une loi à laquelle il est nécessaire d’ajouter de nouvelles conditions. Par exemple des lois géologiques comme: “Les méandres d’une rivière contribuent à l’érosion de sa rive extérieure” (si la rive est constituée de certains minéraux, si les conditions météorologiques sont telles ou telles, etc…) ne sont pas strictes, comme les lois ‘toutes choses égales par ailleurs”.

Prenons maintenant une loi supposée du mental, comme: “Si X désire le résultat R, et qu’il croit qu’il peut l’obtenir par l’action A, alors il fera A”. Cette loi n’est pas stricte, car il y a de nombreuses conditions qui peuvent empêcher X de faire A (si le désir de faire B passe par dessus tout, ou s’il croit qu’il ne peut pas avoir R sans un autre résultat). Il en suit que:

(3a) il n’y a pas de lois strictes pour corréler des propriétés mentales avec d’autres propriétés mentales

Ce qui signifie qu’il ne peut y avoir de lois purement psychologiques.

Davidson dénie donc l’existence de lois psycho-physiques, puisque les lois physiques qui doivent être strictes ne peuvent pas correspondre à des lois psychologiques. Cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir des lois psycho-physiques non-strictes, comme:

Toutes choses étant égales par ailleurs, si un homme est privé d’eau, il aura envie de boire

Davidson soutient donc que:

(3b) il n’y a pas de lois strictes associant des propriétés mentales à des propriétés physiques

La raison profonde pour laquelle il ne peut y avoir de lois psychologiques ou psycho-physiques est que les propriétés mentales, au contraire des propriétés physiques, sont holistiques. Elles ne forment pas un système clos et sont connectées les unes aux autres par des liens qui ne sont pas spécifiables à l’avance. Pour croire P, il faut croire à une foule d’autres choses, et on ne peut pas savoir quelle limite donner à toutes ces choses. Une autre raison est liée à ce que Davidson appelle “l’idéal constitutif de la rationalité” qui gouverne le mental. Il est impossible d’attribuer à un individu un contenu mental sans présupposer que cet individu est rationnel, dans le sens où il suit des principes rationnels, comme d’avoir un système de croyances cohérent. Mais une telle présupposition n’existe pas pour un système physique. Un système mental de propriétés mentales est toujours, dans ce sens, ouvert, alors qu’un système physique est toujours, dans ce sens, fermé. Dans ce sens le mental est anomal.

Le principe (2) n’est pas réellement défendu par Davidson, mais estimé plausible. Il l’appelle le principe du caractère nomologique de la causalité. Quand il y a une interaction causale entre deux évènements A et B, il doit y avoir une loi stricte derrière elle. Il n’est pas nécessaire que chaque description de ces évènements comporte l’instanciation d’une loi, mais il doit être possible de faire une description d’eux en tant qu’instanciant une loi.

Voilà les bases de l’anomalité du mental selon Davidson. Il reste à expliquer comment le monisme peut en être déduit. Prenons un évènement mental qui entre en interaction causale avec un autre évènement, qu’il soit physique ou mental. Selon le principe du caractère nomologique de la causalité, il doit y avoir une description de cet évènement selon laquelle il instancie la moitié de la loi stricte concernée. Selon la thèse de l’anomalité du mental, cette description ne peut pas être mentale. Car il n’y a pas de lois strictes pour le mental. Il doit donc y avoir une description non mentale de cet évènement selon laquelle il instancie partiellement une loi stricte. Dans la mesure on l’on ne connaît pas un troisième type de description, la description doit être physique. L’événement mental en question sera donc descriptible en termes physiques. Mais cela signifie simplement que c’est un évènement physique tout autant que mental. Donc tous les évènements mentaux qui entrent en interaction causale doivent être identiques à des évènements physiques. Ceci malgré le fait que, ou à cause du fait que, selon Davidson, il n’y a pas de lien nomologique entre propriétés mentales et physiques. Les seuls évènements mentaux qui échappent à cette règle de l’identité sont ceux qui n’entrent dans aucune interaction causale.

Nous avons donc une thèse qui, à partir du fait qu’il y une barrière ou un fossé explicatif entre entre les explications mentales et physiques, implique, puisqu’il y a des interactions causales entre évènements mentaux et physiques, l’identité de ces derniers. D’où le monisme.


[1] Ndt: cette partie est manquante.

[2] Suivant Marilyn McCord Adams, William Ockham, 1987, University of Notre Dame Press, pages 16 et suivantes