“Putain! Y a un bourrin!”. La pierre d’Angoulême
Janvier 2023
“Putain! Y a un bourrin!” C’est par cette exclamation qu’en novembre 2018, à Angoulême, un archéologue a annoncé à ses collègues qu’il venait de découvrir, gravé sur une tablette de grès de la fin du paléolithique, une silhouette de cheval. L’animal est dessiné de façon réaliste, par des incisions nettes et précises. Il semble marcher au pas. On voit même ses poils, mais il manque à sa silhouette le sabot arrière droit et la tête. C’est un témoignage rare, puisqu’à ce stade du paléolithique les hommes avaient délaissé l’art figuratif qui était pratiqué quelques milliers d’années auparavant pour une sorte de schématisme géométrique. J’ai adoré cette histoire, et surtout cette exclamation qui ne finit pas de résonner en moi. Pourquoi?
Il y avait un tel contraste entre le langage familier du scientifique et le poids de son affirmation! Le fait qu’il y ait eu un cheval sur cette pierre était vrai depuis 14 000 ans. Le fait qu’il y a 14 000 ans, un humain a pris le temps de graver avec soin un cheval sur cette plaquette de grès était tout aussi vrai. Ou encore celui qu’il y a 14 000 ans, il avait étudié de près l’anatomie des chevaux. Si cette exclamation me fascine autant, c’est qu’elle donne à une phrase commune, comme nous pouvons en prononcer chaque jour, une charge scientifique massive.
Cette vérité ressortait du néant souterrain des fouilles au moment pile où l’exclamation était proférée. La surprise estomaquée du découvreur signalait l’évidence du fait “bourrin”: le cheval, réaliste, ne pouvait pas être autre chose qu’un cheval. Il se signalait tout seul par sa forme, pas besoin d’être scientifique pour le reconnaître. C’est sans doute pour cela que les mots qui lui sont venus à la bouche étaient ceux de tout un chacun et pas ceux d’un docte. Mais elle signalait aussi le caractère très improbable de son retour dans le monde des hommes. La plaquette a été découverte dans les derniers jours de la fouille. Elle était toute sale, illisible. C’est sa surface plane, sa taille assez importante (18 cm sur 23), et le fait que ses bords avaient été apparemment découpés qui ont retenu l’attention des archéologues. Elle aurait pu finir oubliée dans un dépôt si l’un d’eux n’avait pas reçu pour consigne de la laver, à la recherche d’un éventuel message. Le cheval apparut. Il n’était pas seul d’ailleurs. Par la suite, des examens plus attentifs, en lumière rasante, ont permis de découvrir d’autres silhouettes animales moins profondément gravées: un autre cheval et un auroch notamment.
L’archéologie dit les plus vieilles vérités possibles sur les humains. C’est un ultime regard clinique sur nos vies. Ses vérités, venues d’un temps inaccessible à nos mémoires, pèsent des milliers d’années dont elles sont vieilles. Avec “Putain! Y a un bourrin!”, nous retrouvions comme par miracle un message et son auteur. La pierre d’Angoulême, ce n’est pas la pierre de Rosette. Nous ne pouvons pas connaître le sens qu’elle avait, la raison pour laquelle elle a été gravée. Elle est tout de même un concentré de savoirs, parcellaires, lointains, et certains.
En étudiant “Putain! Y a un bourrin!”, je cherche à comprendre l’usine à vérités que nous sommes quand nous fléchons le monde de nos affirmations. Je cherche à décrire la forme de ces flèches, leur consistance, leur pointe, leur portance, leur trajectoire jusqu’à la cible. Même si la distance qu’elles parcourent semble ridicule. Ce ne sont pas les vérités scientifiques qui m’intéressent en particulier, ce sont les vérités tout court. Quel poids ont les vérités que nous pouvons dire? De quoi sont-elles faites? Comment se forment-elles?
“Putain! Y a un bourrin!”, malgré son registre familier, malgré sa spontanéité et son évidence, est une vérité construite, une vérité à laquelle on n’a pu parvenir qu’au fil d’une certaine méthode et au sein d’un collectif respectant certaines procédures particulières. C’est exactement ce que dit Bruno Latour du “mode d’existence” qu’est “la connaissance équipée et rectifiée”, c’est-à-dire la connaissance scientifique. La science est une oeuvre collective qui a besoin pour progresser de procédures mises en œuvre au sein d’équipes, comme celles qui travaillent dans les laboratoires, ou comme celle des archéologues d’Angoulême. Il faut aussi les financements qui payent le temps et le matériel nécessaire aux recherches. Les vérités objectives qu’elle découvre émergent de réseaux complexes et hétérogènes. Pour Latour, il est temps de dire adieu à la Science avec un grand S, celle dont l’évidence ne tiendrait qu’à sa puissance rationnelle, celle dont les Modernes se sont crus les inventeurs et les disciples. La science n’est jamais seule. Pas de connaissance, pas de vérités sans huile de coude, sans un attirail divers et plus ou moins encombrant.
Comme la science ne tient pas tout son pouvoir d’elle-même, elle doit partager son trône. Pour Latour, la connaissance scientifique n’est qu’un mode d’existence parmi d’autres modes: celui du monde réel, qui est l’“objet” de la connaissance objective, celui du droit, de la politique et même celui de la religion. Chacun de ces modes a son propre type de “véridiction”, c’est-à-dire une façon propre à lui de valider ou d’invalider les réalités dont il se constitue et les propositions qui vont éventuellement avec. La connaissance scientifique ne surplombe pas les autres modes, elle joue sa partition en parallèle et elle doit composer avec eux. “L’anthropologue des Modernes ne cherche pas seulement à éviter les bévues qu’elle risquerait de commettre le long du seul chemin de la connaissance équipée et rectifiée, mais d’éviter cette énorme erreur, cette erreur au carré, qui lui ferait croire qu’il n’y a qu’un seul chemin pour juger du vrai et du faux - celui de la seule connaissance objective,” écrit-il dans Enquête sur les modes d’existence.
Ces idées donnent le tournis, elles suscitent l’inquiétude. D’autres chemins pour juger du vrai et du faux que la connaissance objective? Du coup, quel est le rapport privilégié de la science au réel? Pourquoi son “objectivité” vaudrait-elle mieux que d’autres approches? Latour est accusé de relativisme. Le “véridique”, cela ressemble à du vrai au rabais. Il se reconnaît “relationniste”: “il faut apprendre à trouver dans le relativisme, ou mieux le RELATIONNISME, c’est à dire dans l’établissement de réseaux de relations, les fragiles secours qui permettront d’avancer dans l’enquête en tâtonnant sans trop d’égarer”. C’est le tissage des différents modes d’existence entre eux qui peut rendre compte de notre expérience humaine dans sa globalité. Il y aurait une meilleure façon d’être “réaliste”, dans le sens où il s’agit vraiment de décrire tout ce qui se passe en nous comme en dehors de nous, que de collectionner des connaissances objectives sur le monde réel. C’est seulement en reconnaissant la mixité de ce tissu que l’on peut réserver sa place à la connaissance objective, pour assurer ainsi la continuité infinie de son déploiement. Par contre, lui conserver sa place éminente, ce serait selon lui verser dans "l'absolutisme".
Un cheval, des chevaux
Il y a aussi une histoire de cheval dans ce parangon de la Modernité qu’est l'Éthique de Spinoza. Les deux bourrins ont certainement des choses à se dire, essayons. “Un soldat, en voyant sur le sable les traces d’un cheval, passera aussitôt de la pensée d’un cheval à la pensée d’un cavalier, et de là à la pensée de la guerre, etc… Mais un paysan passera de la pensée d’un cheval à la pensée d’une charrue, d’un champ, etc. Et ainsi chacun, suivant son habitude [...]”, écrit-il dans le scolie de la proposition 18 de la deuxième partie de l'Éthique, quand il présente le fonctionnement de la mémoire. Spinoza veut dire que les connaissances qui nous viennent par l’intermédiaire de nos sens ne peuvent en aucun cas être objectives. Les informations que nous recueillons ainsi sont interprétées au prisme de notre mémoire personnelle. Elles prennent alors un sens strictement individuel, dans la mesure où notre expérience est celle d’un individu unique. S’il a pris l’exemple générique d’”un soldat” et d’”un paysan”, il veut bien dire que chacun, à partir d’une même réalité, va enchaîner ses idées d’une manière qui lui est propre, puisqu’il y a diverses expériences de soldat comme de paysan: “... chacun, suivant son habitude d’enchaîner les images des choses d’une façon ou d’une autre, passera d’une pensée à telle ou à telle autre”, conclut-il son scolie.
Quelques propositions plus loin, Spinoza en arrive à sa théorie de la connaissance. Il y a d’abord un premier genre de connaissance, par les sens et par les signes: c’est ici que se range la trace de sabot sur le sable. “Opinion” et “Imagination” sont autant de synonymes pouvant qualifier ce premier genre. Vient ensuite un second genre de connaissance par “notions communes”: … tous les corps ont en commun certaines choses, qui doivent être perçues par tous de façon adéquate, autrement dit de façon claire et distincte”, a-t-il expliqué au sujet de ces notions communes. Ce sont des évidences rationnelles tirées d’une sorte de calcul sur les propriétés des corps. Attention, il ne faut surtout pas les confondre avec ce qu’il appelle les “notions universelles”, c’est-à-dire les mots qui nous servent à empaqueter une infinité d’individus différents comme “Homme, Cheval, Chien, etc.”: les “universaux” des scolastiques.
Spinoza donne pour exemple de notion commune une “propriété commune des nombres proportionnels” tirée des Eléments d’Euclide qui permet de trouver le quatrième nombre d’une suite de nombres proportionnels entre eux: “6” pour la suite “1,2,3”, par exemple: “Si quatre nombres sont proportionnels, le produit du premier et du quatrième est égal au produit du deuxième et du troisième”. Ce qui se vérifie pour 1,2,3,6, mais laisse un peu désarmé pour faire moisson de ces idées adéquates en dehors de l’arithmétique.
J’en suis pour ma part réduit à comprendre les notions communes comme des principes logiques élémentaires appliqués aux corps (le principe d’identité, le tiers-exclus) ou comme des faits s’imposant à tous. Spinoza a bien dit après tout qu’elles étaient ce que les corps ont en commun. Elles ont un point de départ physique. Je suppose notamment que son axiome “L’homme pense”, posé au début de la seconde partie de l'Éthique, tire sa puissance d’impact du fait d’être une notion commune, quand bien même “Homme” ne serait qu’une notion universelle. Enfin il y a selon lui un troisième genre de connaissance, une intuition intellectuelle qui permet de comprendre tout de suite tous les aspects d’une chose, sans même raisonner. Celui-là est encore plus difficile à concevoir, et je soupçonne ceux qui croient l’avoir compris de s’en faire une idée toute imaginative et personnelle. Les deux derniers genres de connaissance forment la Raison.
Spinoza affirme la Science avec un grand S. On peut à bon droit le qualifier d’”absolutiste", selon le critère de Latour. Il place d’un côté l’Imagination, seule source de nos erreurs, et de l’autre la Raison, seul guide fiable pour nos connaissances. Ce qui ne laisse pas de place, sinon précaire, à des vérités empiriques parvenues à nous par l'intermédiaire de nos sens. La Raison chez lui se définit comme ce qui n’a besoin ni des sens ni des signes pour progresser. Mais quelque chose me frappe dans son histoire de cheval. Que faire du fait que son soldat et son paysan ont tous les deux identifié dans le sable une trace de cheval, et non pas celle d’un homme, d’un chien ou même d’un âne (dont les sabots ont une forme différente et plus petite)? Ce “Putain, y a un bourrin!”, cette commune vérité qui leur est venue à l’esprit, comment lui dénier sa rationalité? La faculté qu’ont eu le soldat et le paysan d’identifier cette forme dans le sable à une même idée dans leurs esprits respectifs ne correspond-elle pas à une propriété commune de leurs corps? Il y a d’ailleurs des soldats devenus paysans et des paysans devenus soldats, leurs histoires personnelles peuvent avoir des points communs. Selon moi, même si elle semble banale, même si “bourrin” est une notion universelle au sens négatif que leur donne Spinoza, il ne faut pas hésiter à voir dans cette vérité triviale une de ces “notions communes”, qu’il présente comme les briques élémentaires de la rationalité.
Ce qui revient à poser le problème du langage de Spinoza. Comment dans l'Éthique parvient-il à exprimer des vérités rationnelles en utilisant de simples signes décryptés par nos sens? Il faut bien pour cela qu’il y ait quelque part un accord sur le sens des signes! C’est justement dans le scolie de sa proposition 18 sur la mémoire que l’on peut trouver une ébauche de théorie du langage. “... ainsi du mot pomum, un Romain passe aussitôt à la pensée d’un fruit qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, et qui n’a rien de commun avec lui, sinon que le corps de cet homme a été souvent affecté par ces deux choses, c’est à dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum pendant qu’il voyait le fruit même.”
L’emploi des mots justes est purement conventionnel. C’est une affaire d’apprentissage mécanique et de mémoire. Mais la mémoire, on le voit bien dans son exemple, n’est pas une simple affaire individuelle. De même que le soldat et le paysan avaient une idée commune à partir d’une trace dans le sable, et qu’ils n’étaient sans doute pas les seuls à l’avoir parmi leurs contemporains, le Romain est un générique qui se réfère à une collection d’individus, les locuteurs du latin. C’est une mémoire collective et partagée qui nous permet de parler ensemble, de lire des livres, d’échanger des idées pour évaluer ce qu’elles ont de vrai. Donc finalement, les déviances de l’imagination individuelle, bien que leur variété soit infinie, sont toujours contenues dans des canaux plus ou moins étroits faits de communautés humaines soudées par divers facteurs, celui de la langue étant le plus évident à concevoir. Les “notions communes”, au sens où je les comprends, émergent de ces canaux. Ce sont elles qui nous permettent de dire des choses vraies de temps à autres: Comme, par exemple, “Putain, y a un bourrin!” ou “Putain, y a une pomme!”. Ce qui ferait du vrai un accord des corps.
Avec son livre III sur les passions, dont il a voulu rendre compte en physicien “comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps”, ce sont bien ces canaux que Spinoza a exploré. Mais d’un point de vue surplombant, comme s’il avait pu lui-même s’en extraire. Alors que son projet y est tout à fait enserré, de même qu’il est enserré dans les signes de l’écriture. Il ressemble bien à un de ces Modernes dont “la main gauche ignore complètement ce que fait la main droite”, comme les critique Latour.
Où se cache, chez Spinoza, la “bifurcation”? L’expression vient de Whitehead: la “bifurcation” est le fait de séparer, à la suite de Descartes, l’esprit de la matière, mais aussi une science qui serait objective d’une expérience humaine qui serait subjective. Ce dualisme, qui aurait pour conséquence de ne plus pouvoir rendre compte correctement de la science ni de l’expérience, est la grande caractéristique des Modernes, selon Whitehead et Latour. Spinoza a pourtant construit sa philosophie en réaction au dualisme cartésien. Il n’y a pour lui qu’une réalité, qu’une substance. L’esprit et la matière sont deux de ses “attributs”, c'est-à-dire deux façons dont elle peut se présenter, et elle peut se présenter d’une infinité d’autres façons différentes sans jamais “bifurquer”. C’est ce que j’appelle son “symétrisme”: c’est toujours le même ordre de causes et de conséquences qui anime la substance, au fil de la composition et de la succession des corps. Le projet de l'Éthique est d’intégrer l’expérience humaine à une Science en alignant l’ordre et la connexion de nos idées sur l’ordre et la connexion des choses. Pourquoi cela ne marche-t-il pas? Sans doute parce pour expliquer notre accès au vrai, il faut postuler que notre propre esprit est le représentant légitime de cette substance éternelle et infinie constituée d’idées vraies. Nous sommes Dieu quand nous savons. L’hypothèse est si coûteuse!
Les “modes d’existence” de Bruno Latour, malgré le relativisme qu’ils impliquent, semblent plus rationnels pour rendre compte de notre fragile capacité à dire vrai. Après tout, même si leur nombre se limite à quinze, ce qui n’est déjà pas mal, ils ont quelque chose en commun avec les attributs infinis de Spinoza: ils sont “complets en leur genre”, capables de parcourir toute la substance par leurs propres chemins. Coïncidence, il les décrit par ailleurs comme “symétriques”. Par contre, son insistance à donner au mode d’existence du religieux la même valeur ontologique qu’à celui de la connaissance objective et sa proposition de voir en Spinoza un mystique chrétien, émise notamment lors d’un séminaire à Paris 8, laissent perplexe.
Sources: Emission Carbone 14 du 23 juin 2019 sur France Culture (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/carbone-14-le-magazine-de-l-archeologie/la-pierre-d-angouleme-8559622)
Article du 5 juin 2019 dans Le Monde sur la pierre d’Angoulême (https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/06/05/des-gravures-prehistoriques-exceptionnelles-decouvertes-a-angouleme_5471959_1650684.html)
Spinoza, Ethique, édition Caillois de la Pléiade, propositions 18 et 40 de la seconde partie
Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, La Découverte
Bruno Latour à Paris 8
https://www.youtube.com/watch?v=cv4OSq7fRDc