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Chemins qui mènent quelque part, II

La balle rouge

Ma maison, de plain-pied, a deux jardins. Un devant, disposé en longueur, un derrière, beaucoup plus étroit. Le seul accès au jardin de derrière passe par l’intérieur. Un des jeux favoris des enfants, cet été-là, est de se lancer une balle par dessus le toit.

Le lancer a lieu depuis le jardin de devant, où il est plus facile de prendre son élan. Un seul joueur s’y consacre. Les autres enfants se placent dans le jardin de derrière pour la réception.

La balle disparaît à la vue pendant un court moment, avant de retomber derrière, côté droit ou gauche suivant la trajectoire du lancer. Le terrain ajoute une inconnue à un jeu de balle classique où l’on se fait des passes.

Il n’y pas de but à marquer. Il y a peut-être un point quand la balle se dirige vers l’un ou l’autre des joueurs disposés dans le jardin de derrière. L’enjeu, c’est surtout d’être le premier à voir la balle réapparaître. La récupérer, ensuite, et la ramener au lanceur en passant par l’intérieur de la maison sert surtout à relancer le jeu.

Ce jour-là, la balle est rouge. Je suis dans le jardin de devant, mon fils a le rôle du lanceur. Quand la balle rouge disparaît derrière la crête du toit, disparaît aussi le bruit qu’elle a fait en rebondissant deux ou trois fois dans la montée. Silence. Il me regarde à ce moment. Une seconde après, les cris des enfants qui viennent de la voir réapparaître. Pendant ce court laps de temps, elle leur était cachée par la seconde pente du toit, sur laquelle elle a roulé en descente. Récupérée, la voilà qui revient par la porte d’entrée.

Ce moment où la balle, cachée au yeux de tous, n’appartient plus qu’à elle-même pour trouver le point précis d’où elle retombera dans le jardin de derrière, m’intrigue. Comme m’intrigue la signification du regard que j’ai échangé avec mon fils, le temps que les cris signalant la balle retentissent.

Nous avions oublié, je pense, la seconde pente du toit. Pas calculé, plutôt, le fait que la balle mettrait autant de temps à la parcourir en roulant. Une seconde peut-être. Ce ballon bien rouge qui disparaissait de notre vue comme de notre ouïe, sans que l’autre côté non plus n’ait conscience de sa présence à un endroit précis du toit, c’était comme un message qui se perdait. Notre regard, pour se rassurer: tu l’as bien vu, comme moi, atteindre la crête du toit, disparaître ensuite pour aller vers la seule direction possible, l’autre jardin? Il aurait été un peu ennuyeux que la balle tombe chez l’une de nos voisines. Lui et moi partageons cette crainte.

A ce moment, nous partageons aussi une connaissance que les autres, de l’autre côté de la maison, n’ont pas: la balle est bien partie. Nous nous regardons pour nous la confirmer. Notre regard parle de la balle, il signifie “mais où donc est-elle passée”, tout en confirmant l’existence du lancer et son trajet approximatif.

Si on passe maintenant au moment exact où la balle réapparaît, qui nous est signalé par les cris des autres joueurs: après le moment de vide sonore et visuel, qui était aussi une rupture avec l’autre groupe, il signifie que le message “balle rouge” est finalement passé. Reprise, du jeu, du dialogue avec ses possibles malentendus. Cette fois, l’interruption du cycle de communication n’a été que très brève. On peut imaginer des cas plus compliqués, avec négociations de voisinage pour récupérer la balle. Nouveaux acteurs.

Ce petit modèle de circulation de la balle rouge est une évolution du cache-cache avec des visages auquel on joue avec les bébés d’un an. Là, pas là, être ou n’être pas. En montrant ce que signifie la permanence d’un objet pour un groupe donné, on montre aussi comment ce groupe s’articule autour d’un ensemble d’objets donnés, on en a une description, presque une définition.

Cette balle rouge, cet objet permanent pour le petit groupe d’enfants qui joue ce jour là, fonctionne aussi comme un langage. C’est à la fois un mot dont la signification est fixe pour un locuteur et un auditeur - pas de malentendus possible, pas de balle verte ou jaune dans les parages - et un ensemble de significations, sa circulation symbolisant une situation de communication.

Il s’agit de faire passer des informations d’un côté à l’autre, d’un groupe d’acteurs à un autre. C’est la même chose que quand on se fait tout simplement des passes, mais l’obstacle de la maison est là pour rappeler qu’il n’y a rien d’évident à ce qu’un message parvienne intégralement d’un sujet à un autre. Même en partageant une langue et une culture commune.

Pour que ce partage advienne, pour faire passer la balle rouge d’un côté à l’autre, de ceux qui possèdent l’information à ceux qui l’attendent, sans qu’elle se perde, il faut qu’un ensemble de conditions physiques soient réunies. Des conditions artificielles. Cette maison qui s’enjambe, ce jardin clos. C’est le cadre, la grammaire de notre dialogue. Il faut aussi une dose de bonne volonté. La reprise des sons à la réapparition de la balle, comme un soulagement, signifie que le jeu va pouvoir continuer. Que nous vivons bien ensemble, liés les uns aux autres, dans un monde commun.

Le langage est déjà là, dans nos regards, dans les sons que nous entendons simultanément. Le jeu consiste en fait à ne pas crier cette phrase: “la balle rouge est bien partie et va bientôt arriver de votre côté”, mais à rester silencieux, côté lanceur, en comptant sur les éléments eux-mêmes pour la dire. C’est un jeu en deça du langage, au delà du langage. Mais un jeu de langage.

Parler, partager une information, suppose aussi ce fond de blanc, d’ignorance par l’une et l’autre partie de ce qui se passe concrètement sur le toit, dans l’objectivité du monde. C’est comme jeter un pont sur l’inconnu, un petit pont sur un petit inconnu dans le cas du jeu de la balle rouge. Car il y a des abîmes.