Page d’accueil: http://martinetl.free.fr
Chemins qui mènent quelque part, I
"Je suis dans le train, là, je sors du train"
Une femme noire, petite, ronde, la cinquantaine, l'accent africain avec les "r" qui roulent. Elle parle à son téléphone, l'air un peu excédé, en faisant ses premiers pas sur le quai de Paris Saint Lazare, descendue comme moi du train de Mantes.
Il y a un rendez-vous, il y a un retard. C'est peut-être lié aux grèves, bien moins de trains aujourd'hui.
Comment parvient-elle à dire la vérité qu'elle dit? Comment ce type de vérité en vient-il à être dit?
D'abord elle a dit "je suis dans le train, là". Elle avait pris un peu de retard sur la marche des choses. Dans son esprit, encore assise dans le wagon, s'impatientant de voir arriver Paris.
Au moment où elle prononce ce bout de phrase, il est devenu faux. Elle s'en aperçoit en même temps qu'elle parle, elle ajuste. Le "là" lui sert de pivot, ce petit mot est une ancre bien connue. Hiatus, virgule qu'on peut situer avant ou après lui: "Je suis dans le train là, je sors du train" ou "je suis dans le train, là je sors du train".
C'est à partir de "là", bim, qu'elle a tout bon, et que je frétille, un poisson au bout de ma ligne. Ce que j'aime, c'est qu'elle a basculé dans la même phrase du presque vrai au pleinement vrai. Il se passe quoi quand elle bascule? On est passé de quoi à quoi?
"Je suis dans le train, là". Quand elle dit cette réalité d'il y a cinq minutes, elle est encore seule, seule dans son voyage. C'est probablement le correspondant qui l'appelle, elle a l'air dérangée. Dans cette partie de sa phrase, elle ne lui parle pas encore, elle est encore à moitié seule. Elle bascule en mode social ensuite. Sa rectification est une annonce sociale. Mais privée. Si ce n'est pas une anomalie que je l'entende, c'en est une que je la retienne, que je la note...
Je sors du train, tu sors du train, elle sort du train, nous sortons tous du train plus ou moins en même temps. Ce n'est pas un jugement, ce n'est pas un point de vue subjectif. C'est moins qu'une platitude.
C'est une phrase en flux, prise dans le flux des passants. Nous pouvions tous la dire. Elle était dans toutes nos têtes, quelque part, à ce même moment. Disait notre vérité à tous.
Une "phrase d'observation", dit la philosophie analytique. Pour moi, une sorte de bruit exact. Au lieu de parler, cette femme aurait pu se contenter de brandir son téléphone au dessus de la foule pour faire entendre à son correspondant le bruit de la sortie du train, le son de la gare. Un selfie-son, tourné vers l'extérieur. Associé à son numéro de téléphone, le message passait, intact. A la limite, avec une appli de running, son correspondant pourrait la géolocaliser à Saint-Lazare. Sa phrase n'a rien dit de plus, elle a même donné moins d'informations. Pourquoi les mots?
Elle parle à un absent qui l'a sollicitée. Si la personne avait été là à ses côtés, descente ensemble du train, en avant marche, pas un mot pour dire "je suis là". Les mots, c'est pour dire aussi "c'est bien moi, c'est bien moi qui prend ton appel avec mon téléphone, je vais bien, je suis juste un peu stressée, mais la marche normale des choses n'est pas modifiée".
Ce n'est pas seulement pour dire qu'elle sort du train. Cela signifie aussi "nous allons bientôt nous retrouver, nous allons parler ensemble, nous allons bientôt faire ce que nous avons à faire ensemble". C'est de la réassurance, de la confiance qui veut passer. Phrase qui dit la solidité d'une relation privée, avec les mots de tous, dans un lieu public par excellence, puisqu'il permet la circulation de tous à égalité. Pour cela, il fallait aussi qu'elle soit vraie. Entièrement vraie.
Projet: étudier, en particulier, le langage utilisé dans les gares.