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Chemins qui mènent quelque part, IV

Je fais le plein à la station-service ce jour-là, debout à côté de ma voiture, dans l’attente du déclic que fera la gâchette du tuyau pour m’indiquer que le réservoir est plein, tout en regardant sur la pompe le compteur qui défile. Une femme se dirige vers moi à pas vifs, ses yeux cherchent mon regard alors que la règle dans ce genre de lieu est plutôt de faire comme si les autres n’existaient pas. Sans un bonjour mais souriante elle me demande: “Savez-vous si le rond-point de Fin d’Oise est encore fermé?”

Il me faut un instant pour comprendre le sens de sa phrase. “Le rond-point de Fin d’Oise”, je n’avais jamais entendu cette expression. Mais je connais, il ne peut y en avoir qu’un. C’est le rond-point à partir duquel le pont qui traverse l’Oise, juste avant qu’elle ne rejoigne la Seine, et qui mène à Andrésy, Maurecourt ou Poissy quand on est à Conflans. Un jeune voisin m’a dit il y a quelques jours que ce pont avait été fermé à cause de la crue. Sans doute parce que  le quai qui y mène côté Conflans est particulièrement exposé à la montée de la Seine.

J’ai deux éléments: le rond-point, principale référence de notre conversation, est identifié. La raison pour laquelle il pourrait être fermé est connue. Il m’en manque un, essentiel, pour répondre par oui ou par non à la question qu’on me pose. Bien que je sois moi aussi manifestement un automobiliste, je ne suis pas passé par ce pont depuis longtemps, comme ce jour d’ailleurs où je vais me diriger plein nord, loin des fleuves en crue.

Comment donner un sens à mon échange avec cette dame puisque c’est une forme de malentendu qui l’a fait s’adresser à moi? J’éclaire mes yeux, je souris, et je réponds de ma façon la plus joviale: “Je ne sais pas, je ne passe pas par là!”

Non, je n’ai ni l’expérience de m’être cogné le nez sur ce rond-point fermé, ni même l’info indirecte sur son état du jour. “Très bien, au revoir, merci”, la conversation se clôt là, la dame disparaît aussi vite qu’elle est apparue, retour au remplissage du réservoir.

J’ai tout de même l’impression d’avoir partagé un moment social plutôt agréable dans un contexte franchement adverse: une station-service automatique. Et je crois bien que c’est le cas. Grâce à la circonstance exceptionnelle de la crue, qui perturbe les chemins des fourmis humaines, deux inconnus ont échangé des informations. Pas celle qui était recherchée et qui a donné lieu à la conversation, d’autres.

Tout d’abord l’importance de cette référence commune, “le rond-point de Fin d’Oise.” Elle m’a permis de répondre en restant dans le sujet. Autour de cet ombilic s’organise donc une grande partie des transports routiers locaux. Je n’en étais pas conscient.

Ensuite, la persistance des crues pour leur deuxième semaine. Elles commencent à faire partie de la vie quotidienne, au prix d’un assez long détour par le pont de Neuville-sur-Oise, le point de passage le plus proche vers lequel se rediriger. Comme cette dame a dû le faire les jours précédents.

Enfin, qu’une catastrophe naturelle permet à deux humains étrangers l’un à l’autre de s’adresser spontanément la parole, parce qu’elle les met sur une même longueur d’onde. C’est à cette occasion qu’un arrière plan commun devient assez fort pour dissiper la brume qui nous empêche en temps normal d’entrer en contact les uns avec les autres.

De quoi se constitue cette longueur d’onde commune? Un drôle de mélange de géographie, de climat, de routes empruntées, de points d’approvisionnement comme la station-service, et enfin de points de repères désignés par des noms reconnus. Notre langage n’est qu’un élément de cette pâte bien concrète. Séparé d’elle, il n’a pas tellement de sens. C’est pourtant ce langage un peu creux, un peu déconnecté, qui suffit la plupart du temps à nos routines.